Un fait, � l'allure assez quelconque, est venu nous rappeler, dans la torpeur du Ramadhan, l'incroyable d�liquescence du pouvoir alg�rien, totalement d�pass� par les �v�nements et incapable, d�sormais, d'assumer ses choix : l'affaire Brown and Root Condor. Il nous confirme, avec pr�cision, que la corruption est bien au c�ur de l'Etat et que le pouvoir alg�rien, apr�s avoir ch�ti� les journaux libres, dont Le Matin, qui avaient os� l'�crire, renonce aujourd'hui � le cacher. Brown and Root Condor (BRC), pour ceux qui ne sont pas familiers des sagas du cercle pr�sidentiel, est une soci�t� mixte alg�ro- am�ricaine dirig�e, en Alg�rie, par un certain Ould Kaddour, tr�s proche des Bouteflika et de Chakib Khelil. Sa mission est, th�oriquement, de se limiter � r�aliser toutes sortes de travaux d'engineering pour le secteur p�trolier. Mais BRC, se d�couvrant un rare g�nie des affaires, s'investit, depuis l'arriv�e de Chakib Khelil � la t�te du minist�re de l'Energie, dans une seconde et insoup�onnable vocation : celle de pompe � fric par laquelle s'enrichissent des notables et des individus peu recommandables sur le dos de Sonatrach. Le proc�d� est vieux comme la corruption : BRC b�n�ficie de diverses commandes complaisantes de la part de Sonatrach, allant de la construction du court de tennis jusqu'� la pose d'un sauna particulier, commandes qu'elle surfacture bien entendu, dont personne ne contr�le la r�ception et qu'elle honore par-dessus la jambe, confiant l'ex�cution � des sous-traitants. Les march�s entre Sonatrach et BRC, c'est-�-dire entre Ould Kaddour et Chakib Khelil, se passent � l'ancienne, entre gens de bonne compagnie, sans formalit� administrative ni paperasse : autour d'un verre, le soir, au bord de la piscine. Selon l'Inspection g�n�rale des finances (IGF) qui enqu�te sur le scandale depuis f�vrier, Sonatrach a confi� 27 projets � BRC pour un montant global de 7300 milliards de centimes sans avis d'appel d'offres, par le seul gr� � gr�, en violation de la r�glementation des march�s publics. Passe-moi la rhubarbe, je te passerai l'oseille. On apprend aussi, et ce n'est une surprise pour personne, que BRC, charg�e de finir puis d'�quiper les deux tours Chabani qui abritent le nouveau si�ge du minist�re de l'Energie, s'est donn�e � c�ur joie : la firme d'Ould Kaddour a confi� les travaux � une soci�t� �trang�re se contentant de pr�lever une marge b�n�ficiaire de 65 % et de multiplier les prix par 20 pour le moindre fauteuil achet� ! Ainsi, Sonatrach a d�bours�, sans rechigner, 64.500 euros pour une salle � manger comprenant deux fauteuils, quatre oreillers et un traversin ; 82.000 euros pour un ensemble de cinq canap�s ; pr�s de 2,5 millions d'euros pour la d�coration d'une salle de conf�rences. Sonatrach a m�me pay� des travaux non ex�cut�s ou certains autres faits sans l'aval du Pdg ! Au final, entre le montant frauduleusement vers� au promoteur Chabani pour l'achat de ses deux carcasses, les travaux de finition surfactur�s par BRC et les meubles en toc achet�s au prix d'antiquit�s, ce sont des centaines de milliards qui ont quitt�, par cette seule transaction suspecte, les coffres de Sonatrach pour des comptes particuliers. Mais qui l'ignorait ? La presse ind�pendante avait d�j� r�v�l� le scandale en ao�t 2003, sans �mouvoir personne. Pire : pour avoir divulgu� le dixi�me des chiffres que r�v�le aujourd'hui l'IGF, Le Matin fut poursuivi en justice par Chakib Khelil, indign� qu'on p�t douter de sa probit� et une juge d'Alger, sensible � toutes sortes d'arguments, m'a condamn� en qualit� de directeur du Matin, ainsi que deux coll�gues journalistes, � trois mois de prison ferme ! Qu'en dites-vous aujourd'hui, madame la juge ? Il est au moins l'heure d'une question in�vitable : qui a jug� non seulement recevable mais l�gitime la plainte du ministre Chakib Khelil au point d'envoyer en prison des journalistes pour avoir rapport� des faits v�rifi�s ? Le r�le jou� par une justice compl�tement inf�od�e au pouvoir politique aura eu un catastrophique effet antinational : il a emp�ch� l'�clatement de la v�rit� � temps. Elle �tait, ceci dit, dans son r�le d'appareil d'oppression. L'obstruction � la v�rit� sur les grandes malversations financi�res dans l'appareil de l'Etat emp�che les vrais d�bats sur la nature du pouvoir. Dans son dernier livre L'exil est mon pays (Editions Heloise d'Ormesson), Isabelle Alonso a eu cette formule lumineuse : "La corruption est l'oxyg�ne des dictatures". Tout est presque dit. Le pillage des richesses nationales est le fruit de l'opacit� politique, de l'�tranglement des expressions, de la t�l� unique, du harc�lement des libert�s. Merci, madame la juge, de nous l'avoir rappel� ! Mais avec le temps, le mensonge s'�rode. Aujourd'hui, on le sait, bien que le ministre de l'Energie continue d'opposer � son homologue des Finances de pi�tres d�n�gations : il y a forc�ment quelque chose de vrai dans l'affaire Chabani-BRC. L'argent de Sonatrach a �t� vol� par une camarilla en col blanc qu'il va falloir d�manteler. Il a servi � l'achat de biens � l'�tranger, � des soins � Gen�ve, � des soir�es et � tous ces marivaudages qu'autorise l'argent acquis facilement. Avec le temps, avec l'usure des arrogances et la pouss�e des opinions, se confirmera la v�racit� d'autres scandales r�v�l�s par la presse et ignor�s par l'hypocrisie politique. On sait d�j� que les tortures de Tkout ont bien eu lieu, en d�pit des protestations outrag�es de certains g�n�raux et celle, plus bigote, d'Ahmed Ouyahia. On devrait bient�t avoir des nouvelles des joyeux protagonistes de La Baigneuse. Douce revanche de la presse libre ? Pas seulement. L'av�nement, m�me brutal et tardif, de la v�rit� sur la corruption et les basses pratiques de pouvoir est le signe d'une lueur d�mocratique. L'antichambre de la lumi�re. Alors, gardons nos plumes allum�es.