Premier r�cit Envelopp�e dans son ha�k blanc, le bas du visage dissimul� sous une voilette en mousseline crochet�e de dentelle, la dame scrute du regard les l�gumes et les fruits. Un petit sachet en plastique de couleur verte � sans doute pour les commissions � appara�t de sa main droite. Malgr� son �ge certain, Hadja � je la pr�nommerai ainsi, ne connaissant pas ses nom et pr�nom � se tient bien droite et ses yeux marron clair sont encore tr�s beaux. Elle ignore que des images conserv�es de l�enfance d�filent dans ma m�moire. Ce sont celles d�Alg�roises au port altier, semblables � de jolies colombes blanches avec leurs voiles (ha�ks) blancs en soie, qui marchent doucement sans se presser. Des femmes qu�on ne voit plus dans les rues d�Alger. A quoi bon ? Les rues elles-m�mes ne sentent plus le jasmin d�antan et Alger n�est plus Alger de jadis. Hadja demande le prix de la pomme de terre. � 60 DA (soixante) r�pond le commer�ant un tantinet g�n�. Tous deux se connaissent depuis si longtemps ! � Dieu tout puissant o� allons-nous ? Le plat du pauvre de jadis est devenu un produit luxueux, dit-elle � voix haute comme si elle se parlait � ellem�me. Une voiture rutilante descend la pente � toute allure. Son conducteur stationne devant la baraque. Il quitte son v�hicule et n�entend pas passer inaper�u. Engonc� dans son costume � rayures d�un autre temps, il est impossible de le rater, sa grosse bedaine guide son cerveau et ses pas. Sa grosse voix est ponctu�e de reniflements r�p�t�s. Le marchand de l�gumes ne regarde plus dans la direction de Hadja, elle lui fait perdre trop de temps et n�ach�tera peut-�tre rien ou si peu. � Marhaba... Marhaba (bienvenu) cela fait si longtemps qu�on ne vous a pas vu... Vous nous avez manqu�... Que vous faut-il aujourd�hui ? � J��tais fort occup� ces temps-ci. Entre le travail, les r�unions surtout avec le chef de l�Etat, je n�ai plus une minute � moi. Aujourd�hui, j�ai d�cid� de me d�tendre ce jeudi matin en faisant moi-m�me mes courses. Vous mettez de tout dans le couffin, des l�gumes, des fruits et n�oubliez pas les avocats, surtout les avocats, les enfants les adorent ! Hadja rit sous sa voilette. Elle me chuchote � l�oreille que le visage de l�homme ne lui est pas inconnu. Je lui confirme qu�elle a vu juste : l�homme est le premier responsable d�une haute institution. Alors que le marchand de l�gumes s�affaire sachant que sa recette sera excellente aujourd�hui gr�ce � ceux, comme ce fid�le client qui ne demandent jamais les prix, l�autre balance un gros crachat par terre. Un de ces �glaviots� qui vous coupe l�app�tit pour une semaine. J�ai le c�ur au bord des l�vres et regarde Hadja. Elle rit sous sa voilette. Elle feint de s�adresser au marchand de l�gumes. � Kader mon fils, lorsqu�on y r�fl�chit de plus pr�s, on se rend compte que le probl�me de ce pays ce n�est pas le prix de la pomme de terre... Tu m��coutes au moins ? L�autre ne r�pond pas. Hadja ne l�che pas prise ; une lueur espi�gle, coquine traverse ses yeux. � Le probl�me c�est celui de tous ces �bagarines� (nouveaux riches, arrivistes) qui nous envahissent. Ils peuvent, certes, presque tout acheter et tout s�offrir. Presque tout sauf deux biens qu�ils n�acquerront jamais. Les bonnes mani�res et l��ducation car celles-ci sont inn�es. Nos a�eux ne disaient-ils donc pas : �Un homme bien �duqu� est pr�f�rable � un homme instruit � ? Kader est silencieux. Il est sans opinions. Le haut cadre de la nation qui vient d�arroser le sol de ses microbes et de ses tares, la regarde � la d�rob�e. On devine dans ses yeux dissimul�s derri�re ses gros verres � double foyer, l�agacement, la col�re ; m�me s�il s�efforce de n�en rien laisser para�tre. Hadja est repartie son sachet vide � la main. Sa richesse � elle ne peut plus lutter contre les sept kilos de pommes de terre dont le cracheur a remplis son panier. Deuxi�me r�cit Farid a tout juste six ans. Il s�amuse dans la grande cour de la cit�-dortoir qui l�a vu na�tre. Il surveille sa petite s�ur �g�e de deux ans. Un petit gar�on de son �ge a arrach� � celle-ci la poup�e de chiffon qui lui sert de jouet et de doudou. Farid l�entend pleurer. Il monte quatre � quatre les escaliers de l�immeuble. Sa m�re lui arrache le couteau de cuisine dont il s�est empar�. � Que fais-tu donc ? On ne s�amuse pas avec un couteau. � Un voisin a frapp� ma s�ur, je vais l��gorger. � Allons, allons mon fils, c�est tr�s grave ce que tu dis l�, tu ne dois plus jamais prononcer ces mots. Tu m�entends ? Plus jamais. Ce n�est rien, c�est une petite querelle entre vous, tu dis � ce gar�on de ne plus importuner ta s�ur. Voil� tout. � Alors pourquoi chaque fois que je fais une b�tise tu me dis �Nadhab�hek (je vais t��gorger) �Nechrob demek� (je vais boire ton sang) ? demande Farid � sa maman. La m�re exerce comme psychologue dans une cr�che... Troisi�me r�cit Une jeune fille ressort de la poste satisfaite la veille de A�d-El- Fitr d�avoir pu, apr�s plusieurs tentatives, retirer la somme d�argent utile � sa famille. Elle est heureuse d�annoncer � sa m�re la bonne nouvelle. Au moment o� elle s�appr�te � remettre son portable dans le sac, un voleur la menace d�un couteau sous l��il indiff�rent des passants. Elle lui remet son appareil et se dit qu�elle s�en tire � bon compte. Un jeune homme feint de courir derri�re le premier et parvient m�me � l�appr�hender ! Il rattrape la jeune fille et lui dit : �Je suis policier, accompagnez-moi au commissariat pour d�poser votre plainte.� Elle les suit tous deux. Dans une ruelle d�serte, ils la d�lestent de son sac � main et de son argent. Elle fond en larmes. Le policier � le vrai � auquel elle relate sa m�saventure la sermonne s�v�rement : � On n�a pas le droit d��tre aussi na�ve... Et puis pourquoi vous promeniez-vous avec de l�argent et un portable, vous savez pourtant que les voleurs sont partout ? L�homme finit par se calmer. Il se montre plus gentil. �Que voulez-vous qu�on fasse ? Sit�t appr�hend�s, ils sont lib�r�s par milliers. Pourquoi voudriez-vous qu�on se mouille ? C�est � vous citoyens de vous d�fendre. Quatri�me r�cit Une homme �g� est au volant de sa voiture. Plus qu�une heure le s�pare de la rupture du je�ne. Un jeune homme le double � un virage dangereux et lui fait presque une queue de poisson. Ils s�insultent par gestes et paroles, puis le plus jeune immobilise son v�hicule. Il a un objet tranchant � la main, l�autre descend muni d�une barre de fer. Ils ne se parlent pas et avancent l�un vers l�autre. Cela se passe sur une autoroute. Les automobilistes ralentissent, regardent la sc�ne. L�un de ceux-l� consid�re qu�il n�y a pas d�action. �C�est nul, dit-il. Ces deux-l� ce n�est pas le genre rapide, ils m��nervent, moi, j�aurai d�j� agi.� Heureusement qu�une patrouille de gendarmerie arr�ta sa Nissan et s�para les deux je�neurs. Cinqui�me r�cit Il pleut � verse aujourd�hui. Une femme tente d��viter les grosses flaques d�eau. Soudain son pied s�enfonce dans un trou, elle tombe et ne parvient pas � se remettre debout. Lorsqu�elle est secourue par des hommes de passage dans cette art�re d�une commune alg�roise, son pied lui fait atrocement mal. A l�h�pital, on diagnostique une m�chante fracture au niveau de la cheville. La dame n�entend pas en rester l�. Elle veut d�poser une plainte contre l�APC cens�e nettoyer et cureter les �gouts. Son p�re, fonctionnaire � la retraite, l�en dissuade : � Si j��tais juge, je te demanderais d�abord pour quelles raisons as-tu �prouv� le besoin de sortir sous cette pluie torrentielle alors que tu n�avais rien � faire dans la rue ce jour-l� ? � Mais mon action sera utile aux autres, personne ne peut donc contr�ler un homme et son �quipe que nous-m�mes avons �lus ? � A la prochaine �lection, tu porteras tes dol�ances � ceux qui viendront solliciter ta voix, mais tu �viteras de sortir les jours de pluie car les maires sont bien au-dessus d�un �gout ! L. A. NB. : �Dans la grisaille d�Alger� ce sont des faits r�els que j�ai v�cus moi-m�me ou que des citoyens (nes), des parents, des amis me racontent et que je relate fid�lement. �Dans la grisaille d�Alger� entre le r�cit et la nouvelle, c�est aussi la morosit� du quotidien de l�Alg�rien que celui-ci traite souvent avec humour et courage.