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LA CHRONIQUE DE MOHAMED BENCHICOU
La victoire du prisonnier [email protected]
Publié dans Le Soir d'Algérie le 26 - 07 - 2007

Que r�pondre � des lecteurs qui vous apostrophent sur la d�tresse nationale et qui vous somment, � leur mani�re, de les d�livrer de leurs angoisses ? Seuls les esprits pontifes ou d�clar�s bienheureux et les vraies �mes de b�n�diction ont su affronter sans dommage la question. Car, il y a aussi nos propres doutes et ces terribles et inavouables perplexit�s devant une �poque si complexe, si mouvante et qu'on dirait d�pouill�e de rep�res.
Il y a l'incertitude et la peur de tromper... Alors oui, que r�pondre au d�sarroi presque ordinaire de ces lecteurs d�sorient�s par l'�crasante long�vit� de l'injustice ? J'en �tais � cet embarras quand j'appris la lib�ration de l'opposant tunisien Mohamed Abbou. Il purgeait une peine de trois ans et demi � la prison d'El-Kef pour avoir critiqu� sur Internet le pr�sident Ben Ali. Mohamed Abbou a souffert. Il a souffert de ce que, par-dessus tout, il n'avait rien fait d'autre qu'�crire, dire une id�e, et de ce que cet acte naturel dans les d�mocraties du monde, reste encore un d�lit majeur au Maghreb. Abou a souffert de verser le tribut de l'innocent : 42 mois de prison pour deux articles ! Et je connais la douleur d'une telle br�lure... Pourquoi je parle de Mohamed Abbou ? Mais parce qu'il vous ressemble, parce qu'il nous ressemble, dans son calvaire et dans le chemin qu'il a emprunt� pour effleurer son triomphe. Car, Abbou a souffert, plus que tout je crois, plus que de la claustration, Abbou a souffert du mutisme noir qui vous enveloppe dans votre calvaire, comme un sordide drap mortuaire � l'heure de l'enterrement. Tout semble contre vous dans ces moments de solitude glac�e, abandonn� de tous, isol� par la conjuration du silence et de la forfaiture. Et tout orgueil para�t fat, vain et d�risoire contre une dictature, qui appara�t du coup, trop puissante, invuln�rable, indestructible ... �A quoi bon r�sister et avec quoi ?� Je connais aussi ce terrible sentiment de r�signation quand le duel contre le pouvoir finit par n'�tre plus qu'un insoutenable t�te-�- t�te entre un homme esseul� et l'appareil massif de la r�pression, une esp�ce de combat solitaire entre le droit des faibles et l'arrogance des puissants. C'est un peu, n'est-ce pas, ce qu'�prouvent les lecteurs d�sorient�s qui m'interpellent sur la d�tresse nationale : y a-t- il une oreille pour nous entendre et une langue pour nous indiquer ne serait-ce qu'une petite lueur dans l'oc�an obscur et infini qui nous immerge ? On se tourne, dans ces instants �gar�s, vers Dieu, vers l'exil ou vers les actes les plus vari�s de d�sespoir. Nos jeunes se jettent � la mer sur des flottilles incertaines ou dans l'irr�alit� d'une plan�te f�erique sur du mauvais haschich m�lang� � du mauvais tabac, pour �chapper � la laideur du monde auquel les ont condamn�s les hommes. Mohamed Abbou, lui, avait choisi de briser le silence en se saignant avec des agrafes ! Quand j'ai appris de ma cellule, en octobre 2005, qu'il s'�tait cousu la bouche pendant quatre jours avec de vraies agrafes en m�tal pour attirer l'attention du monde sur le "triste sort" de sa Tunisie "oblig�e de la boucler" pour pouvoir manger et s'�pargner "les repr�sailles d'une dictature des plus f�roces"(1), j'ai r�alis� que cet homme �tait non seulement pr�t � tout pour faire abdiquer l'injustice mais aussi pour d�jouer les d�sesp�rances et la r�signation ! A quoi bon se battre contre une dictature ? Mais pour s'en lib�rer, diable ! Pouvoir redevenir un homme de ce si�cle et r�cup�rer la part de dignit� confisqu�e par les tyrans ! Et, au final, ce combat incertain entre le droit des faibles et l'arrogance des puissants, ce combat contre l'appareil massif du totalitarisme, Mohamed Abbou ne vient-il pas de le gagner ? Pas seulement pour avoir arrach� sa libert� � il lui restait quand m�me 14 mois de cachot ! � mais surtout pour avoir crev� le mur du silence sur sa Tunisie "oblig�e de la boucler" : le cas du prisonnier d'opinion Mohamed Abbou avait �t� soulev� par le pr�sident Nicolas Sarkozy lors de sa derni�re visite en Tunisie et Ben Ali a �t� interpell� sur les violations des droits de l'homme dans son pays. C'est certain : il sera de plus en plus difficile pour les tyrans maghr�bins de compter sur le mutisme complice des grandes puissances. Le prisonnier a gagn� parce que l'int�r�t du chef de l'Etat fran�ais pour les libert�s en Tunisie ne proc�de pas d'une soudaine mansu�tude mais d'une r�sistance, celle de Abbou, et celle des d�mocrates tunisiens. A quoi bon se battre contre une dictature ? Mais pour rendre les p�res � leurs enfants et donner raison au po�te du pays : �Tu es n� sans entraves comme l�ombre de la brise/et libre telle la lumi�re du matin dans le ciel / Pourquoi accepter la honte de tes cha�nes ? / Pourquoi fermer devant la lueur de l�aube tes paupi�res / illumin�es alors que douce est la lueur de l�aube ?� Abou-El- Kassem Echabbi, le chantre de la libert�, avait �crit ces vers en 1929... Quatre-vingt ans apr�s, les fils de sa patrie paient toujours de leur chair pour voir �la lueur de l'aube�.
Deux m�choires sur la m�me chair
Alors, sans perdre de vue Mohamed Abbou, revenons aux lecteurs qui vous apostrophent sur la d�tresse nationale et qui vous somment, � leur mani�re, de les d�livrer de leurs angoisses... Et ces anxi�t�s, comment les nier ? Vivre dans l'Alg�rie de 2007 c'est comme survivre au p�nitencier du Kef : la sortie est condamn�e par une immense porte noire et, dedans, les chefs pi�tinent la dignit� humaine et se livrent � la rapine et � toutes sortes de corruptions. La chose devient si ordinaire que l'on ne s'�tonne plus de rien et que le dernier scandale de corruption, celui qui implique l'ancien pr�sident de l'APN, c'est � dire le num�ro 3 du r�gime, selon l'ordre protocolaire, ne semble avoir �tonn� personne... On mourra donc dans le noir du bagne alg�rien ?... Chacun, en tout cas, per�oit clairement le choix entre les deux s�pultures qui nous sont propos�s : mourir sous un Etat totalitaire ou p�rir � l'ombre d'un r�gime th�ocratique. Deux m�choires sur la m�me chair. Un Etat totalitaire si le projet de r�vision constitutionnelle, c'est-�-dire la l�galisation du pouvoir personnel absolu et la transformation de l'Alg�rie en �r�publique monarchique� obsol�te, sur le mod�le des dictatures arabes, venait � passer. Un r�gime th�ocratique si Al-Qa�da et les islamistes embusqu�s un peu partout, y compris au sein du pouvoir, parvenaient � dicter leur loi. Or, l'angoisse exprim�e par les lecteurs semble d'autant plus explicable que le pays ne semble pas seulement au bout de ses lassitudes mais aussi au bout de ses exp�riences ou, pire, au bout de ses illusions. Nous avons tout essay�, y compris de choisir entre Satan et Lucifer : le FIS plut�t que le FLN en 1991, le r�gime plut�t que le GIA en 1995. Au bout de dix ans, cela a donn� une mixture diabolique : le terrorisme int�griste + Bouteflika. D'o� le d�sespoir monumental qui se lit dans vos lettres, sur les visages accabl�s et dans chaque grain du sable trahi, sur cette terre. Mourir dans le noir du bagne alg�rien ?
Pas forc�ment ...
�Pourquoi fermer devant la lueur de l�aube tes paupi�res illumin�es alors que douce est la lueur de l�aube ?� a dit le po�te tunisien. Alors �coutons pour une fois le po�te. La reconduction du syst�me sous sa forme la plus totalitaire, par un troisi�me mandat de Bouteflika, para�t buter, en cet �t� 2007, devant trois r�sistances qu'on aurait tort de m�sestimer. Celle-l� d'abord : m�me si l'atmosph�re pr�te � la r�signation, l'Alg�rien, y compris d'une fa�on passive ou d�sordonn�e, a appris � r�agir contre les abus de pouvoir et les autoritarismes. Ce mouvement protestataire quasi autonome, qu'il soit le fait d'avocats m�contents, de quartiers en col�re ou d'enseignants r�volt�s, d�velopp� en substitut aux d�sespoirs de l'exil et de l'auto-destruction, n'est pas visible, mais c'est comme les agrafes de Mohamed Abbou : ils font mal et ne laissent personne indiff�rent. C'est la preuve que le corps social est vivant. Et qu'il peut bondir � tout instant comme un contrepoids s�rieux � l'injustice. Mais il y a plus concret : ce combat invisible a produit des effets non n�gligeables. Bouteflika veut s'imposer dans un monde qui n'est plus celui de 1999, avec des alliances qui ont �volu�, un monde qui a chang�, dans une soci�t� exigeante et repart � la conqu�te d�une Alg�rie qu�il ne conna�t pas. Je ne sais pas si Bouteflika parviendra � arracher sa pr�sidence � vie et f�d�rer un syst�me totalitaire autour de lui, mais la reconduction du syst�me avec lui comme pivot central signifie pour de larges couches de la soci�t� mais aussi du pouvoir et, ne l'oublions pas, des partenaires occidentaux, trois choses : la continuit� du terrorisme avec une possible victoire politique de l'islamisme ; un syst�me d�phas� et corrompu qui va aggraver l'inertie �conomique et un climat hostile aux investissements �trangers, mais aussi, ne l'oublions pas, nationaux ; un syst�me liberticide qui peut engendrer des troubles et qui ne correspond pas aux profils des �partenaires nouveaux� que cherchent les Am�ricains et les Europ�ens. Cela explique, � mon avis, les ph�nom�nes auxquels on assiste en cet �t� 2007 : r�action des clans dits ��radicateurs� et reprise de la lutte anti-terroriste avec un recul net du discours sur la �r�conciliation � ; appui nul des capitales �trang�res � la r�vision constitutionnelle et � l'installation d'un pouvoir absolu ; m�contentement des cat�gories les plus lib�rales de la soci�t� qui r�alisent que la r�pression des libert�s s'est �tendue � la libert� d'entreprendre et que l'archa�sme du pouvoir de Bouteflika contrarie les projets d'expansion �conomiques des nouveaux investisseurs alg�riens, pour ne pas parler des �trangers. Ce dernier exemple est magnifiquement illustr� par le dernier r�quisitoire du Quotidien d'Oransur la �faillite du syst�me Bouteflika�. C'est une Alg�rie � la recherche d'espaces d'expansion qui parle... C'est un petit peu de lumi�re, mais elle est la bienvenue et elle suffit pour fissurer le noir du d�sespoir. Rien ne se serait produit sans ces petits combats anonymes depuis dix ans, vingt ans, trente ans... Nous sommes tous des Abbou ? A la bonne heure... Il aura �t� un de ces lutins maghr�bins qui aura affront� la muraille de l'injustice pour en d�mentir l'invincibilit� mais aussi pour y d�signer des portes qui pourraient s'ouvrir. Vivement une Tunisie d�mocratique et un Maghreb d�barrass� de ses parrains et de ses monstres m�di�vaux !
M. B.
1- Selon les propres termes du communiqu� de Mohamed Abbou.


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