La matin�e est triste comme le ciel bas et gris qui court sur la banlieue crasseuse, transperc�e d�une autoroute rectiligne o� avance p�niblement une circulation domin�e par les semi-remorques. Abdelhak Merrioucheti, les mains coll�es au volant, l�esprit ailleurs, suit attentivement le ballet des gros camions qui l�emp�che de rouler plus vite. Pourtant, il doit arriver � l�heure au tribunal de la Capitale o� doit se d�rouler son proc�s. Cette nouvelle Capitale, install�e au creux d�une large d�pression domin�e par les monts Tamar, fait la fiert� de tous les Masardiens, habitants de la r�publique ind�pendante de Masardie. Elle a �t� b�tie par la nouvelle g�n�ration de gouvernants, issus d�un vote tr�s d�mocratique. On avait fait appel aux plus grands architectes de la plan�te pour �difier cette belle cit� faite de tours d�acier et de verre, de jardins suspendus, de lacs paisibles et de grands ensembles d�di�s aux arts et � la culture. Le seul hic, c�est que les habitants des provinces doivent remplir des tas de documents et s�acquitter d�une grosse taxe pour avoir le droit de visiter la Capitale. Ce qui les d�courage g�n�ralement et ils pr�f�rent admirer toutes ces splendeurs � travers les cha�nes de t�l�vision. En fait, cette Capitale n�est habit�e que par les fonctionnaires de l�Etat et quelques milliardaires tri�s sur le volet. Il est 10h lorsque Abdelhak s�engouffre dans la salle d�audience. On est en train de juger un pauvre malheureux qui a refus� de se faire corrompre. Une affaire assez grave. - Que me reprochez-vous ? dit le gars, employ� des imp�ts. - Vous ne savez pas ce qu�on vous reproche ? r�pond le juge d�un air assur�. Vous avez eu le culot de refuser le cadeau d�un contribuable, et vous n��tes m�me pas conscient de votre crime ? - Mais, monsieur le juge, je suis un honn�te homme ! - Notez bien, messieurs, que je n�ai pas prononc� ce mot. C�est l�accus� lui-m�me qui vient de reconna�tre qu�il est un honn�te homme. Personne ne l�a oblig�, personne ne l�a tortur�. A ce titre, il ne m�rite aucune cl�mence. Le fonctionnaire est condamn� � deux ann�es de prison. Pour Abdelhak, cette sentence est de mauvais augure. Son avocat lui murmure � l�oreille : �Ce juge est tr�s s�v�re. Certes, selon le code p�nal, l�acte d�honn�tet� doit �tre puni, mais pas � ce point ! Bref, concentrons-nous sur notre affaire�� Abdelhak doit �tre jug� pour avoir organis� une collecte au profit de la famille d�un coll�gue emprisonn� pour probit�. Dans cette administration o� tout le monde vole, les responsables ont instaur� une prime qui r�compense l�acte de d�tournement le plus original. Le prix 2005 a �t� d�cern� � un obscur sous-directeur qui a vol� tant d�argent qu�il ne savait plus o� le mettre. Sur sa lanc�e, il a piqu� les meubles, la moquette, les tableaux, les vases, les ordinateurs et m�me deux femmes de m�nage qu�il a mises � son service. L�administration a trouv� cette m�thode g�niale, d�autant plus que le gars a vite fait de comprendre qu�il pouvait tirer un meilleur profit des deux jeunes filles en les refilant � une copine qui tient une maison de rendez-vous. Son acte fut cit� dans toute la presse et le grand journal gouvernemental La Masardie libre publia sa photo en Une, accompagn�e d�un long �ditorial o� l�on pouvait notamment lire : �La Masardie peut �tre fi�re de compter dans ses rangs un sous-directeur aussi comp�tent dans le vol et la rapine. Non, ce n�est pas un petit brigand de rue qui arrache portables et bijoux � encore que cette activit� populaire est � encourager car elle forme des citoyens capables de voler plus � ; ce n�est pas un vulgaire d�trousseur de souks, c�est un homme qui a mis son savoir au service de la malhonn�tet�, joignant son geste � la grande communaut� des Masardiens qui piquent tout, se font corrompre � grande �chelle, remplissent leurs comptes en Suisse d�un argent dont on ne se lassera jamais, car il a le go�t de l�escroquerie, de la fraude, de la canaillerie, autant de valeurs sur lesquels nous fondons notre action commune, pour le bien de la Masardie et de nos� poches !� Devant lui, le juge bave de plaisir. Il vient de flanquer cinq ann�es � un policier qui a refus� d�empocher l�argent aimablement fourni par un automobiliste en infraction. L�affaire qui suit est celle d�un GM (garde masardi, �quivalent de la gendarmerie) qui a sauv� un otage des mains d�une dangereuse bande de malfaiteurs : �S�ils ont fait cela pour de l�argent, ce sont des bienfaiteurs� a comment� le juge, un certain Amar Cafeteria, qui se plaint de la baisse de la corruption : �Ces criminels que l�on juge quotidiennement, ceux que l�on appelle les gens int�gres, refusent de nous corrompre. Cela n�est pas compatible, semble-t-il, avec leurs �valeurs�. Des mots, rien que des mots�� Pourtant, Amar Cafeteria oublie de dire qu�il a re�u en cadeau trois caf�s, une pizzeria, deux bains maures, un h�tel, trois garages, cinq voitures, deux camions, trente motos, 1200 t�tes de moutons et trois nanas ! Il poss�de �galement un bar � Marseille et un atelier de drogue � Tanger. Mais Amar veut plus. Pour le moment, il a faim. Il suspend la s�ance en baillant. Abdelhak se tourne vers son avocat : - Qu�est-ce que je risque ? - Entre six mois et deux ann�es de prison. - Et si je donne du fric ? - Six mois de prison. - Et si je donne plus de fric ? - Six mois de prison ! - Mais pourquoi donc ? - Tu es un honn�te homme. Six mois, c�est le minimum. Ils disent que s�ils descendent � moins de six mois, �a donnerait des id�es d�honn�tet� au reste de la population. Le vol s�arr�terait et toute la Masardie s�arr�terait de tourner ! - Comment est-on arriv� � cette situation ? - Tu connais le dicton �qui vole un �uf, vole un b�uf ?� - Oui. - Eux, ils ont commenc� par le b�uf. Et l�, ils en sont aux avions, aux banques, aux milliers d�hectares, etc. - Cela s�arr�tera-t-il un jour ? - Non, impossible. Ils ont compris que l�homme est ainsi fait, qu�il veut toujours s�enrichir, prendre plus � son voisin, jouir, jouir plus� - Et nous ? - Vous n��tes qu�une minorit�. L�int�grit� est aujourd�hui diabolis�e. Bient�t, vous ne pourrez plus circulez tranquillement dans les rues. Les gosses vous lanceront des pierres, en hurlant : �Tiens ! Des honn�tes ! De sales petits pr�tentieux d�honn�tes !� - Et la solution ? - Il faut faire comme eux ! - Et c�est vous, mon avocat, qui me dites cela ? - Cher ami, je te d�fends parce que tu me payes. C�est tout. Je ne suis pas un extr�miste comme toi. J�ai des gosses� Amar Cafeteria vient de rentrer, suivi de la cour. Sans savoir pourquoi, Abdelhak Merrioucheti se l�ve de son si�ge et, avant que les flics ne s�abattent sur lui pour le d�figurer, hurle : �Amar Cafeteria, tu n�es qu�un chien ! Vous �tes tous des chiens ! Je sortirai un jour de prison et la premi�re chose que je ferais, c�est de cracher sur vos tombes !� M. F. (Cette chronique a �t� publi�e le 14 septembre 2006)