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La fin du journalisme convivial
Publié dans Le Soir d'Algérie le 06 - 03 - 2008


Par Mohamed BENCHICOU
Faut-il, cette fois-ci encore, que notre presse fasse parler d�elle dans les pr�toires, se r�fugier dans les vieilles complaintes r�sign�es du journaliste pers�cut�, se borner au classique �talage de nos anciens faits d�armes et au lancinant rappel de nos martyrs ? La condamnation de nos confr�res d� El-Watan, Omar Belhouchet et Chawki Amari, parce qu�elle concerne un titre symbolique, parce qu�elle est particuli�rement lourde et parce qu�elle intervient pr�cis�ment aujourd�hui, nous invite plut�t � un diagnostic lucide et courageux : la presse va devoir payer dans les conditions les plus d�favorables, le prix de l�ing�nuit� et de la vanit�.
Par le verdict de Jijel en effet, le pouvoir vient de nous signifier, � l�approche de la pr�sidentielle, la fin du pacte entre le renard et le poulailler, la fin de l�arrangement de 2004, la fin de l�illusoire journalisme convivial. Et donc le retour aux hostilit�s. Or, notre presse, plus fragile et plus seule que jamais, est trop handicap�e pour affronter l��tape du b�ton qui s�annonce. Elle a perdu quatre ans � croire au journalisme pacifi�, ignorant qu�il �tait dans l�int�r�t du r�gime de passer d�une phase de damnation de la presse � celle de son instrumentation. Quatre ans au bout desquels elle a perdu son �me et ses bastions. Regardons bien : la condamnation d�Omar Belhouchet et Chawki Amari ne suscite aucune protestation de la part d�une soci�t� d�sabus�e et d��ue de ce que ses journaux ind�pendants se soient transform�s en gazettes de cour. Mais il y a pire : il n�existe plus de forteresse � l�int�rieur de la corporation pour d�noncer cette d�cision de la cour de Jijel et envisager une riposte devant la r�pression qui se profile. Car il s�en d�roule bien une : avant nos deux confr�res d� El-Watan, le directeur d� Echourouk avait �cop� d�un an de prison sur plainte � de Khadafi. Oui, pour s��tre d�tach�e de son tissu social, la presse se retrouve aujourd�hui bien seule. Durant quatre ann�es, sous l�emprise d�une patiente strat�gie de subornation qui ne disait pas son nom, elle a donn� aux lecteurs l�image d�testable d�une presse qui traitait avec d�sinvolture les angoisses de son �poque, qui s��tait fourvoy�e dans des subordinations inqualifiables, une presse qui avait renonc� aux grandeurs dont elle avait h�rit�es� Et durant quatre ann�es, misant sur les vertus du journalisme pacifi�, la presse alg�rienne a n�glig� de renforcer sa charpente int�rieure, les citadelles de la profession : il n�y a plus de syndicat de journalistes, plus d�association des �diteurs. Et aujourd�hui bien seule
Une r�pression douce et une manipulation dure
A la d�charge de nos amis, on peut comprendre qu�en 2004, la suspension du Matin et l�incarc�ration de son directeur avaient balis� le terrain pour un arrangement tacite entre la presse et le pouvoir. Devant la perspective de passer deux ann�es au cachot, on peut ais�ment comprendre que mes confr�res fussent conduits � adopter ce journalisme pacifi�, toujours � la lisi�re de la forfaiture, mais suffisamment flexible pour ne pas d�boucher sur une cellule d�El- Harrach. Le pouvoir alg�rien y trouvait son compte. Il venait de r�aliser l��norme co�t politique du harc�lement de la presse : les r�gimes qui s�y adonnent sont vite disqualifi�s aux yeux de l�opinion internationale. Bouteflika avait alors saisi que dans un monde o� la d�mocratie et les �lections sont devenues la seule source de l�gitimit� reconnue, dans ce mondel�, la violence, en tant qu�instrument de perp�tuation du pouvoir, a fini par acqu�rir un prix trop �lev�. Le postulant au Nobel de la paix qu�il fut ne l�oubliera pas. Et puis, � quoi bon r�primer le journaliste � une �poque o� les mondes virtuels de la t�l�vision et d�internet ont triomph� ? Aussi, le pouvoir a-t-il vu dans ce traumatisme l�opportunit� de d�crocher par la manipulation des esprits ce qu�il obtenait jusque-l� par la r�pression : la st�rilisation du verbe certes, mais aussi sa r�cup�ration. On passait d�une phase de damnation de la presse � celle de son instrumentalisation politique. D�s 2005, le r�gime prend la d�cision : il ne frappera plus la presse, il va s�en servir. S�en servir pour rester au pouvoir. Soucieux de pr�server ses positions dans un contexte o� les pressions populaires venues �d�en bas� deviennent de plus en plus fortes, il d�couvrira tout l�int�r�t qu�il y aurait � instaurer une d�mocratie dirig�e, fond�e sur une r�pression douce et une manipulation dure. Il va remodeler l�autoritarisme pour le mettre � l�heure de la d�mocratie. Cr�er l�illusion du pluralisme dans la vie politique alg�rienne. Son secret sera la cr�ation d�une r�alit� politique parall�le qu�il offrira � admirer au monde, une �d�mocratie sans repr�sentation� avec ses partis qui n�ont ni personnel, ni membres, ni si�ge... ; avec ses initi�s bien r�mun�r�s qui se font passer pour les opposants les plus bruyants au r�gime. Et sa presse libre ! La d�mocratie dirig�e, illusoire et factice, s�impose d�autant plus, en ce d�but du XXIe si�cle, que l��cart ne cesse en Alg�rie de se creuser entre les �lus et l��lectorat. Bouteflika va se servir des journaux alg�riens non seulement comme �l�ments de d�cor de sa d�mocratie de fa�ade, mais aussi comme acteurs actifs ! Il va leur confier une t�che primordiale : assurer la repr�sentation m�diatique d�une r�alit� politique inexistante, celle-l� m�me que le r�gime entend substituer � la repr�sentation politique de valeurs, d�int�r�ts et d�id�es, c'est-�-dire aux attributs fondamentaux de la vraie d�mocratie. Mes amis vont donc �tre invit�s � se pr�ter � la grande parodie qui consiste � t�l�guider des �l�ments institutionnels de la d�mocratie, comme les partis politiques, les �lections et les m�dias, � la seule fin d�aider ceux qui sont au pouvoir � y rester. La d�marche des hommes de Bouteflika fut un cocktail d�tonant de postmodernisme fran�ais et de manipulation fa�on S�curit� militaire ou KGB. Ce qu�ils ont emprunt� aux postmodernes, c�est leur intuition de �l�irr�alit� de la r�alit�. Ce qu�ils ont emprunt� � la riche tradition de la police secr�te alg�rienne ou du KGB sovi�tique, c�est la capacit� des technologies � rendre r�el l�irr�el.
L��poque du brainstorming !
Le g�nie de Hachemi Djiar aura �t� d�avoir persuad� la presse alg�rienne de l�avantage qu�elle aurait en se transformant en r�giments de tirailleurs au service du r�gime. En �t� 2006, je l�entendais encore racoler avec talent : �Le temps du conflit avec la presse doit se terminer et je l�invite d�sormais � �tre aux c�t�s du pouvoir et pas contre lui.� Il savait que sa machiav�lique proposition �tait infaillible : il existe peu d�esprits qui ne se laisseraient griser par la proximit� de la cour royale. Il va alors faire de cette forme perverse de subornation sa principale strat�gie de domestication de la presse. D�s son installation, il va entreprendre de transformer les dirigeants des journaux libres en acteurs de la d�mocratie de fa�ade en leur faisant miroiter la p�riph�rie du pouvoir. En leur octroyant un statut d�interlocuteurs officiels ! Rappelons-nous ces fameux brainstormings, ces st�riles conciliabules avec les dirigeants de la presse, des s�ances de r�flexions communes absolument inutiles mais dont l�insigne avantage est de donner au directeur du journal l�illusion d�avoir particip� � la d�finition d�une politique de l�information en Alg�rie. Rappelons-nous aussi tous ces subterfuges aussi loufoques les uns que les autres pour int�grer les dirigeants de la presse dans la p�riph�rie du pouvoir. Je me souviens du plus cocasse : ce match de football entre les directeurs de journaux et les ministres de Bouteflika, une path�tique chor�graphie entre gens bedonnants cens�e r�unir des �protagonistes du pouvoir� organis�e, comble de l�infamie, en comm�moration de la Journ�e internationale de la libert� de la presse ! Mais il y eut aussi ce symposium surr�aliste intitul� �presse-justice : confrontation ou dialogue ?� o� l�on fit preuve de toutes sortes d�incongruit�s. On commen�a par y parler de justice ind�pendante avec Djamel A�douni, c�est-�-dire avec l�homme qui s�est pr�t� aux plus grosses machinations judiciaires au profit du r�gime, et qui, entre autres exploits, a ficel� le dossier qui devait me jeter en prison. On termina par proposer une version am�lior�e de l'union du renard et du poulailler : une justice aux ordres � dont fait partie le juge de Jijel � et une presse libre invit�es � travailler la main dans la main ! C��tait le temps, souvenez- vous, des le�ons de �journalisme professionnel�, ass�n�es avec des airs doctes et une pudibonderie assassine, par une confr�rie de Ponce Pilate qui se mettait en devoir de faire le proc�s des �garements d�en face, ceux de la �presse adolescente�, celle qui n�a rien compris au m�tier. Le�on num�ro une : le journalisme professionnel se mesure � la tranquillit� qu'il procure � ceux qui le pratiquent. Le�on num�ro deux : le journalisme professionnel s'appr�cie au nombre de pages de publicit� offertes par le clan pr�sidentiel via l'Anep et au nombre de voyages effectu�s dans les bagages du chef de l'Etat ! Avec ces deux pr�ceptes fondamentaux, dont on devine qu'ils sont de solides garanties pour l'exercice ind�pendant et ��thique� du m�tier, vous �tes blind�s pour le restant de votre carri�re. Il suffit de suivre le prospectus de la presse convertie au j�suitisme, � la tartuferie, � la pierre et aux �l�gances de la h�blerie. La presse alg�rienne diffame ? Mais bien s�r, messieurs, bien s�r ! On parle bien s�r de l'autre presse, pas celle qui voyage avec le Pr�sident, mais l'autre, celle qui paie ses factures d'imprimerie, l'autre qui se fait suspendre, tra�ner devant les juges, convoquer par les commissaires, cette presse immature et provocatrice qui se fait confisquer ses passeports et jeter en prison, ces gazettes � ce point ignares du journalisme professionnel qu'ils se font harceler par le fisc, harceler par les imprimeries, harceler par les policiers, les magistrats, les flics de Zerhouni, puis maintenant par leurs coll�gues �rudits en d�ontologie et indign�s par tant d'impi�t� envers les religions bouteflikiennes ! On en sortait, rappelez- vous, avec la conscience apais�e : Beliardouh, en fin de compte, n'�tait qu'un vulgaire diffamateur accablant la mafia locale, Hafnaoui Ghoul et Larabi m�ritaient bien leurs jours de prison qui croyaient s'attaquer aux notables d'El Bayadh au m�pris de l��thique et de la d�ontologie ! Que conclure ? Qu�il faut en finir avec le p�ch� de notre presse : si elle se retrouve seule aujourd�hui pour s��tre tant �merveill�e de ce que Bouteflika l�invit�t � un armistice, c�est parce qu�elle s�est m�sestim�e. Elle s�est oubli�e dans les passions lubriques et d�risoires de l�argent et des connivences. Elle a renonc� � son identit�. A ses racines. Et donc � sa seule source de puissance. Elle croyait devoir sa survie aux puissants alors qu�elle l�a impos�e par son histoire. Pourtant, si le pouvoir fut conduit � n�gocier une tr�ve, c�est bien parce qu�il avait perdu la bataille de trois ans men�e contre la presse. Alors, s�il y a un secret de jouvence de la presse libre alg�rienne, c�est bien celui-l� : revenir � ses racines. Faire porter la presse libre par un mouvement social plut�t que de la marchander avec le r�gime. Ne plus jamais craindre de d�plaire� Et tous les juges, de Jijel et d�ailleurs, trouveront � qui parler.


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