Il a fini comme il a v�cu : seul ! Je veux dire dans cette solitude seigneuriale que seuls connaissent les grands incompris, les cr�ateurs tourment�s et les �ternels passionn�s ; une solitude intime, f�conde et parfaitement invisible pour les esprits communs qui n�en devinent ni la douleur, ni la puissance ni encore moins le privil�ge. Aussi, � lire, hier, les hommages �mus qui ont fait �cho � l�annonce de sa mort, ai-je �t� r�joui d�apprendre que nous sommes si nombreux � nous revendiquer de Bachir Rezzoug mais, h�las, tout aussi nombreux � lui �tre infid�les. Evoquer Bachir, un jour, une larme, c��tait aussi savoir d�o� l�on vient, se rem�morer nos prestigieuses filiations, c��tait recenser, du coup, toutes nos infid�lit�s. Et s�apercevoir, Dieu, � quel point nous avons d�m�rit� de nos exemplaires ascendances ! Si nous avons aujourd�hui si peu d�estime pour nous-m�mes, n�estce pas que nous sommes d�pourvus de panache, ayant brad� celui de nos p�res ? N�est-ce pas de s�en �tre interdit les saveurs qui rendent notre m�tier si insipide ? Bachir emporte avec lui une gr�ce inexplor�e. Bachir emporte avec lui une obstination inaccomplie. Une vertu myst�rieuse. Et un livre qu�on n�a jamais ouvert. Bachir a repris une flamme qui nous reste �trang�re : le journalisme ind�pendant ! Nous sommes la presse d�sinvolte, oublieuse de sa grandeur. Que gagnerions-nous, alors, de capital, � nous rappeler Bachir ? Une jouvence d�licieuse : redevenir amants. Car enfin, avouons-le, quelle autre fascination nous a jet�s dans les bras de ce m�tier que cette illusion, toujours v�rifi�e, de pouvoir le pratiquer en �ternel libertin ? Or, c�est pr�cis�ment le grand tr�sor que nous laisse Bachir : le journalisme, sur cette terre surtout, le journalisme est une fabuleuse impi�t�. Bachir appelle cela le �devoir d�impertinence�. Exerc� dans la passion, il lib�re l�homme de toutes les servitudes et de toutes les religions, celle de l�argent comme celle du pouvoir. C�est la cl� du journalisme ind�pendant. Mais qui exerce encore ce m�tier dans la passion ? A l�heure o� des �ditorialistes � l��me de m�tayer pr�tent leurs voix aux sarabandes officielles pour le troisi�me mandat, la question n��tait pas superflue. C�est toutes ces d�rives qui condamnent le journalisme � ses yeux, qu�a su s��pargner Bachir : servitude du pouvoir et de l�argent, l�obsession de satisfaire les puissants, l�amputation de la v�rit� sous un mobile commercial ou id�ologique, l�adulation, la vulgarit� Bref, le m�pris de ceux � qui l�on s�adresse... Oui, se rappeler Bachir et redevenir amant. Amant d�une fascinante profession toujours inassouvie, de ses journ�es � s�en tourmenter, de ses nuits � vouloir s�en d�livrer. *** La presse de Bachir cherchait � �clairer plut�t qu�� plaire. Bachir a utilis� la presse comme le plus d�mocratique des porte-voix sans en ali�ner la modernit�. Il l�a fait pour continuer ceux qui nous avaient pr�c�d�s. Pour la m�moire de son p�re, avocat, communiste, avec lequel il fut intern� � Theniet-El-Had durant un an par l�arm�e coloniale. Il l�a fait pour son village meurtri. Il �tait l�un des rares � pouvoir dire comme Camus, �nous sommes quelques-uns � ne pas supporter qu�on parle de la mis�re autrement qu�en connaissance de cause�. A son peuple, Bachir avait choisi d�offrir un autre journalisme que celui des lampions. C�est ce qu�il �tait venu dire, � sa derni�re apparition publique, ce 14 juin 2008 � Tizi-Ouzou, aux centaines de compatriotes venus l��couter, le remercier, le consacrer. Les gens humbles de sa terre, qui lui ont fait oublier que ses �amis� n��taient pas l� et qu�ils se r�servent pour les �loges posthumes. Ce jour-l�, nous avions d�cid� de distinguer Bachir Rezzoug. Pourquoi Bachir ? Parce que c�est Bachir. Et que dans les terribles instants de doute et d��garement, il devient primordial de donner un nom au p�re inconnu. Il �tait temps, aujourd�hui, pour la presse libre de mon pays, sujette aux d�vergondages, de savoir qu�elle a un p�re. Oh ! certes, un p�re parmi quelques autres, mais un p�re plus que d�autres quand m�me, sans doute le plus s�ducteur, peut-�tre le plus passionn�, certainement le plus l�gitime. Oui, il �tait temps de se rassurer sur son pedigree : notre journalisme est de race ! Il se d�gage encore aujourd�hui, de chacun de nos journaux, l�odeur d�un si�cle d�cisif, le regard de Pia, la col�re de Kateb et le go�t d�un levain oubli�. Nous ne sommes pas d�pouill�s d�une �pop�e. Nous n�avons rien d�une g�n�ration spontan�e. Nous sommes les enfants d�une longue chim�re f�cond�e ; ses continuateurs d�sarm�s ; ses h�ritiers insouciants. Je crois que ce jour-l�, au contact des hommes de son peuple, Bachir a fini moins seul. * * * Le lecteur. Voil� le seul ma�tre. Bachir nous a laiss� la preuve qu�on pouvait diriger un journal � succ�s sans forc�ment le r�duire � une simple entreprise commerciale soumise � la loi capitaliste de l�offre et de la demande. C�est ce qu�il fit avec l�inoubliable La R�publiqueau d�but des ann�es 1970, ce quotidien qui marqua des g�n�rations d�esprits et qui reste, � ce jour, un ph�nom�ne in�gal� d�insolence, de libert� d�esprit et de rigueur professionnelle. Avec La R�publique, Bachir a �trenn� le devoir d�impertinence � l�int�rieur du syst�me du parti unique ! Et il a r�ussi ! Mais Bachir l�impie nous a laiss� cette autre d�monstration qui �branla, en son temps, le mur des id�es re�ues : fabriquer un journal populaire sans en faire un instrument de puissance soumis � la r�gle totalitaire de la propagande. Ce fut Alger R�publicain! L�aventure qui l�aura le plus passionn�. Et que j�eus le privil�ge de partager avec lui. Avec Alger R�publicain, Bachir tint t�te aux archev�ques de l�orthodoxie id�ologique ainsi qu�aux muftis de la presse et de la litt�rature qui obligeaient d�j� les m�dias � ne s�int�resser qu�aux th�mes �vendeurs�� Lui, l�impie, prouva que l�on pouvait faire du journalisme m�me avec les choses d�daign�es par les fetwas et la mode. Le journal d�joua tous les pronostics des paroissiens, surpris qu�on e�t pu � la fois s�obstiner dans une ligne de gauche et s�engager sur la voie de la r�ussite commerciale ! Oui, � son peuple, Bachir avait choisi d�offrir un autre journalisme que celui des lampions. A La R�publique, Alger ce soir, Actualit�s, Alger R�publicain et m�me El-Moudjahid, contre les machiav�liens, il a laiss� l�id�e d�une presse moderne, lumineuse et pourtant virile, � la voix respectable, construite sur la vitalit� plut�t que sur l�all�geance, la pure objectivit� et non la rh�torique, l�humanit� et non la m�diocrit�. * * * Bachir fut mon premier directeur � La R�publique o� j�ai d�but� en tant que correspondant sportif. C�est � Alger R�publicain, ce journal qu�il fallait ressusciter, que je fis connaissance de l�homme. Pour d�couvrir l�image d�un homme heureux, il fallait avoir surpris Bachir rayonnant devant les amis ou hilare devant ses enfants, fier avec sa fid�le Bibiya. Mais pour avoir le spectacle d�un homme combl�, il fallait avoir surpris Bachir dans une salle de r�daction, tourment� par l��dition � na�tre, Bachir en train de traquer l��v�nement, concevoir une mise en page, pourchasser la formule, s��puiser sur une manchette, pers�cuter le photographe, s�acharner sur l�introuvable illustration, se tourmenter de la l�gende, s�obs�der d�un jeu de mots, Bachir en train de cr�er, Bachir en train de procr�er, puis Bachir triomphant, Bachir exauc�, retombant en enfance devant son �uvre, Bachir ayant f�cond� sa profession par son talent, Bachir �puis� d�un bonheur incomparable et furtif qu�il lui faudra renouveler le lendemain� Bachir pr�t pour la nuit qu�on ne peut pas ne pas prolonger, pr�t pour le dernier verre, Bachir qui passera du surmenage au vide, puis au vertige du petit matin, � �puiser le d�senchantement avant de repartir � la conqu�te d�une autre volupt�, la volupt� du jour : un nouveau journal. Avec lui, comment sortir indemne d�une passion ? On deviendra des amants fid�les. On respectera la musicalit� de l��criture, on fera la chasse aux hiatus et aux assonances, on cherchera le raccourci, et on apprendra � s�duire : �L��dito, une id�e, deux feuillets�, �reportage : des faits, de la couleur�. Et Bachir a repris tout cela. Ce livre qu�il va falloir r��crire.