Nietzsche n�a jamais dout� de lui-m�me, en d�pit de l�ingratitude des siens. Chass� de l�universit�, renon�ant � sa nationalit� allemande, errant d�un h�tel � l�autre, il poursuit, vaille que vaille, son petit bout de chemin. Nietzsche sait qu�il lui faut �tre patient pour retrouver post- mortem ses droits. Le temps, l�histoire aussi, ont fini par lui donner raison. Le voil� devenu un classique de nos jours ! Et cela, Nietzsche l�avait pr�dit : �Le monde n�est pas encore assez m�r pour la philosophie appliqu�e. Combien de temps encore faudra-t-il attendre ? Cinquante ans, cent ans ? Un jour viendra o� les hommes cesseront de craindre la connaissance et de travestir la faiblesse sous le masque de la �loi morale�, et trouveront le courage de briser les cha�nes du �tu dois !� Alors ils qu�manderont pour entendre ma sagesse.�(*) Au diable devoir, propri�t�, fid�lit�, altruisme, gentillesse, sugg�re-t-il. �Ce ne sont l� que des somnif�res qui nous plongent dans un doux et profond sommeil, si profond qu�on ne se r�veille qu�� la fin de sa vie � pour peu que l�on se r�veille jamais �, qui plus est pour se rendre compte qu�on n�a jamais vraiment v�cu.� Il r�serve autant d�int�r�t � l'�litisme, la haine de la d�mocratie et de l'�galitarisme. Les hommes sont, aux yeux de Nietzsche, fonci�rement in�gaux. �"Droits �gaux !", "Soci�t� libre !", "Ni ma�tres ni serviteurs !" cela ne nous attire point.� Raillant la religion de la piti� et avouant son d�go�t devant �la basse vermine homme� qui �s'est mise � pulluler�, il affirme la n�cessit� d'un nouvel esclavage pour qu'advienne l'humanit� nouvelle qu'il appelle de ses v�ux. Aussi, �l'essentiel d'une v�ritable et saine aristocratie� sera-t-il, selon lui, �d'accepter d'un c�ur l�ger le sacrifice d'une foule innombrable de gens qui devront, dans son int�r�t, �tre opprim�s, r�duits � l'�tat d'�tres incomplets, d'esclaves, d'instruments�. Car �vivre, c'est essentiellement d�pouiller, blesser, subjuguer l'�tranger et le faible, l'opprimer, lui imposer durement nos propres formes, l'incorporer et au moins, au mieux, l'exploiter�. Il ne suffit pas de savoir, il faut aussi avoir dig�r�, rumin�, l�acquis pour pr�tendre au nouveau. Pour �tre bien lue, son �uvre a besoin de patience. Et, davantage, de rumination : �Un aphorisme, frapp� et fondu avec probit�, n'est pas encore "d�chiffr�" sit�t lu ; au contraire, c'est alors seulement que doit commencer son interpr�tation, qui n�cessite un art de l'interpr�tation. � C'est en cela que consiste la vertu du philologue : �La philologie, � une �poque o� on lit trop, est l'art d'apprendre et d'enseigner � lire. Seul le philologue lit lentement et m�dite une demi-heure sur six lignes. Ce n'est pas le r�sultat obtenu, c'est cette sienne habitude qui fait son m�rite.� Nietzsche finira par lier son nom � des formes de proph�ties. Mais en 1882, nous n�en sommes pas encore l�. Bien au contraire. Dans cet environnement hostile, outre Lou Salom� son admiratrice, puis le Dr Breuer, son faux m�decin, seul Sigmund Freud, le jeune disciple de ce dernier, avait lui aussi un jugement diff�rent : �Peut-�tre Lou Salom� avait-elle eu raison en me pr�sentant Nietzsche comme l�avenir de la philosophie allemande : ses livres sentaient le g�nie � plein nez.� A condition toutefois de les lire, pourrait- on dire pour l��poque. De plus, que pouvaient Breuer, Freud ou Salom� contre un environnement aussi hostile ? Dans les conditions de l�exclusion v�cues par Nietzsche, m�me les plaisirs de la vie prennent un sens particulier. Nietzsche est d�go�t� de tout, m�me des plaisirs du sexe, surtout lorsqu�ils sentent l�infid�lit� : �Un �clair de plaisir bestial suivi par des heures enti�res pass�es � se d�tester, � se d�barrasser de l�odeur naus�abonde et protoplasmique du rut ne me para�t pas �tre le meilleur chemin vers� comment d�tes-vous, �la compl�tude de l�organisme�.� Il y a incontestablement une bonne dose de misogynie chez ce g�nie, et il en est conscient : �Les femmes vous corrompent et vous spolient (�) Avec le temps, ce sera ma perte. Un homme a parfois besoin d�une femme, comme d�un bon plat mitonn�.� Il faut dire que l�homme ne fait pas dans la demi-mesure. Peu chaleureux, il est m�me agac� par la gentillesse des hommes. Du moins de certains d�entre eux. Quoique glacial, il reste toutefois bien �lev�. Il est �galement toujours bien habill�, m�me si ses v�tements sont plut�t us�s. Aristocrate d�sargent�, Nietzsche ne savait pas vivre avant son temps. Plus qu�une qu�te, une obsession de v�rit� le poss�de. Mais de quelle v�rit� s�agit-il ? �Ce n�est pas la v�rit� qui est sacr�e, mais la qu�te de sa propre v�rit� ! Existe-t-il acte plus sacr� que la recherche de soi ? Mon �uvre philosophique, disent certains, est b�tie sur du sable : mes opinions �voluent en permanence. Mais l�un de mes principes grav�s dans le marbre est le suivant : �Deviens qui tu es.� Comment peut-on d�couvrir qui l�on est, et ce que l�on est, sans la v�rit� ?� �Deviens qui tu es� signifie non seulement devenir �toujours plus parfait �, mais aussi �ne pas �tre � la merci des desseins qu�un autre aurait con�us pour vous.� Pour le penseur, �la vraie question est la suivante : quelle dose de v�rit� puis-je supporter ?� Et chaque personne doit d�terminer quelle dose de v�rit� elle est capable de supporter. Plus qu�une m�ditation m�taphysique, l�exercice requiert un caract�re vital : �Celui qui ne s�ob�it pas � lui-m�me tombe sous la coupe des autres. Il est plus facile, beaucoup plus facile, d�ob�ir � autrui que de se commander soi-m�me. � M�me l�amour n��chappe pas � cette loi car Nietzsche r�ve �d�un amour qui ne se r�duise pas � deux personnes essayant d�sesp�r�ment de se poss�der l�un l�autre� et qui n�emp�che pas la s�paration car �mieux vaut briser un mariage qu��tre bris� par lui�. Il est important de se retrouver avec soi avant d�aller vers les autres : �Pour �tablir une relation enti�re avec autrui, il faut d�abord �tablir une relation avec soi-m�me. Si nous sommes incapables d�affronter notre propre solitude, nous ne faisons qu�utiliser les autres comme des boucliers. L�homme doit vivre comme un aigle � sans personne pour l�entendre � pour pouvoir se tourner vers les autres avec amour et se soucier de leur �panouissement.� C�est pourquoi SA v�rit� enseigne qu�aimer une femme, c�est d�tester la vie pour un tas de raisons qu�il explicite : �Je veux dire par l� que l�on ne peut pas aimer une femme sans �tre aveugle � toute la laideur qui g�t sous sa belle carapace : le sang, les veines, la graisse, le mucus, les excr�ments� toutes les horreurs du corps. Celui qui aime doit toujours se crever les yeux et oublier la v�rit�. Or pour moi une vie sans v�rit� est une mort permanente.� Pour Nietzsche, la naissance de la philosophie correspond � un moment de d�clin de la connaissance. �J'ai su d�celer en Socrate et Platon des sympt�mes de d�g�n�rescence, des instruments de la d�b�cle de l'hell�nisme�, comme si l'apparition de la philosophie �tait le sympt�me du retournement de la raison contre la vie. Saint Socrate et saint Platon, tant r�v�r�s par la culture occidentale, sont comme d�boulonn�s de leur pi�destal. Le platonisme, opposant le monde des Id�es (tenu pour le seul �monde vrai�, celui de l'�tre) au monde sensible (celui du devenir, du perp�tuel changement et de l'illusion), est d�nonc� comme la matrice de tous les id�alismes philosophiques ult�rieurs. C'est le vice originel de toute philosophie, le �pr�jug� des pr�jug�s�. Il consiste � poser qu'�il existe une corr�lation entre les degr�s de valeur et les degr�s de r�alit�, de sorte que les valeurs les plus hautes auraient �galement la plus haute r�alit�. D'o� la n�cessit� de porter un regard neuf sur les philosophes de la tradition. �Qu'est-ce qui en nous au juste veut la v�rit� ?�, demande-t-il au d�but de Par-del� bien et mal. Une question qu'il se pose � lui-m�me et aux philosophes dont il �d�masque les pr�jug�s�. A. B. (*) Irvin Yalom, Et Nietzsche a pleur�, Galaade Editions (pour la traduction fran�aise), Paris 2007.