Le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan a ouvert un nouveau front dans la guerre qui oppose son gouvernement islamo-conservateur aux laïcs en Turquie en promettant cette fois de s'attaquer, au nom de la morale, à la mixité dans les résidences étudiantes. D'abord évoquée dans le huis clos d'une réunion de son Parti de la justice et du développement (AKP), l'offensive a été lancée publiquement mardi devant le Parlement, où des députées s'affichent voilées depuis une semaine. "Nous n'avons pas autorisé et nous n'autoriserons pas que filles et garçons restent ensemble dans les résidences d'Etat", a lancé le chef du gouvernement. "Toutes sortes de choses peuvent se produire quand c'est mixte. Nous recevons des plaintes des familles qui nous demandent d'intervenir", a-t-il justifié, plein de sous-entendus. Dans la foulée, M. Erdogan a intimé aux gouverneurs des 81 provinces du pays l'ordre de contrôler les établissements et même encouragé la population à dénoncer les comportements suspects. Son appel a été immédiatement entendu par le gouverneur d'Adana (sud), qui a promis d'intervenir. "Il appartient à l'Etat de protéger les jeunes des mauvaises habitudes", a justifié Hüseyin Avni Cos à l'agence de presse Dogan. Selon une source officielle, les trois-quarts des résidences étudiantes gérées par Yurtkur, un organisme public, séparent déjà filles et garçons. Et il ne devrait plus rester le moindre établissement mixte au début 2014. Mais le Premier ministre a déjà fait savoir qu'il ne comptait pas en rester là. Dans son intervention de mardi, il a déjà évoqué l'idée d'étendre son combat contre la mixité aux résidences étudiantes privées, ainsi qu'aux colocations. "Les étudiants filles et garçons ne peuvent pas vivre dans une même maison, c'est contraire à notre structure conservatrice-démocrate", a-t-il déclaré à ses troupes. Dans un pays à très large majorité musulmane mais laïque, la sortie du chef du gouvernement a provoqué la surprise des étudiants. "Nous avons déjà des appartements séparés, avec des entrées séparées et rien d'anormal ne s'est encore produit quand nous mangeons ensemble dans le réfectoire", s'amuse Ahmet, un étudiant en droit de 22 ans qui occupe dans une résidence d'étudiants d'Ankara. Dérive "islamiste" ? "Nous sommes majeurs et nous avons le droit de voter mais nous avons pas le droit d'être ensemble, hommes et femmes, c'est ridicule", ajoute-t-il. Les adversaires politiques comme les défenseurs des droits des femmes ou de la laïcité, eux, ne s'amusent plus de la sortie du Premier ministre. Depuis deux jours, ils multiplient les critiques contre un nouvel exemple de sa dérive "islamiste". "La véritable intention d'Erdogan est de mettre fin à la pratique de la mixité dans l'enseignement en général", a estimé mardi Kemal Kiliçdaroglu, le président du Parti républicain du peuple (CHP), la principale force d'opposition. "Dans une démocratie, l'Etat ne peut pas jouer au voyeur. Mêle-toi de ce qui te regarde", a renchéri mercredi son porte-parole, Haluk Koç. D'autres vont plus loin. Après la loi restreignant la vente et la consommation d'alcool qui a nourri la fronde antigouvernementale de juin puis le récent décret autorisant le port du voile dans la fonction publique, ils dénoncent l'agenda de moins en moins caché de l'AKP. "Sous nos yeux, la République turque se transforme en Etat islamique", enrage Birsen Temir, qui dirige l'Association des femmes d'Anatolie. Si elle déchaîne les passions de ses adversaires, l'affaire semble aussi perturber la majorité de M. Erdogan. Jugé plus modéré, son vice- Premier ministre Bülent Arinç avait assuré lundi que le gouvernement n'avait "absolument pas l'intention de contrôler" les résidences étudiantes. Avant d'être publiquement démenti. Des juristes ont également pointé du doigt les difficultés légales soulevées par cette initiative. Comment l'Etat pourrait-il intervenir contre des étudiants majeurs vivant sous un même toit, alors que la Constitution garantit égalité des sexes et libertés fondamentales ? Un argument balayé d'un revers de main par le vice-Premier ministre Bekir Bozdag. "Ce n'est pas une ingérence dans la vie privée", a-t-il plaidé, ajoutant que les Turcs étaient "opposés à ce que leurs enfants filles et garçons vivent ensemble dans les pensionnats". Quant à M. Erdogan, il s'est montré inflexible. "S'il faut changer les lois, alors on les changera", a-t-il sèchement répondu mardi à une journaliste.