Et si, enfin, l'Algérie officielle décidait de se mettre à l'heure de l'histoire sans tabous et sans occultations ? Longtemps hypothétique, la question fuse à la lecture d'un texte de Yasmina Khadra. Directeur du Centre culturel algérien à Paris (CCA) depuis bientôt deux ans, l'écrivain s'engage à inscrire la brûlante histoire du pays au cœur des activités de son institution. D'ici aux vacances d'été, une série de manifestations à contre-courant du regard officiel y sera organisée. Conférences-débat, pièces de théâtre, films, elles mettront, toutes, un focus sur des évènements «étouffés» par la chape de plomb mémorielle. Une somme de séquences auxquelles les manuels scolaires et le récit institutionnel n'ont pas accordé une place à la mesure de leur portée et de leur résonance. Illustration d'une ambition non-conformiste solennellement revendiquée, la programmation par le centre d'activités autour de thèmes brûlants. Le ton sera donné dès ce soir avec la programmation d'une conférence-débat sur la crise de l'été 1962. Autour de son ouvrage Algérie 1962. La grande dérive, publié simultanément à Paris (L'Harmattan) et à Alger (Editions Casbah), Me Ali Haroun convie le public à un retour sur un des moments les plus cruciaux de l'histoire algérienne. Appellation politiquement correct d'une lutte sanglante pour le pouvoir au sortir de la guerre de libération, la «crise de l'été 1962» brille par son absence dans le récit officiel. N'était-ce des articles de presse et les témoignages d'hommes politiques en rupture de banc, ces cinq mois qui ont influé sur le cours de l'Algérie auraient brillé par leur absence. A l'image de Ali Haroun, membre du comité fédéral de la Fédération de France du FLN et membre du Conseil national de la Révolution algérienne (CNRA, instance législative de la révolution), le CCA a choisi de battre le rappel de nombreux intervenants. Qu'ils y viennent dans le costume de l'historien ou de celui du témoin-acteur, les invités du centre sont appelés à faire relire des pages «noyées» sous le poids de la chape de plomb mémorielle. L'institution de la rue de Croix de Nivert dans le 15e arrondissement de Paris espère, ce faisant, «redonner à la mémoire les moyens de s'assainir afin de rendre au présent son exigence et au futur l'ensemble de ses ambitions». Conçu à la manière d'une feuille de route, le texte de Yasmina Khadra est publié, en guise d'éditorial, dans la dernière livraison de Kalila, la revue du centre. Venant moins de l'écrivain à succès que du patron du CCA – institution officielle s'il en est –, les mots qui émaillent le texte surprennent par leur ton. Qu'on en juge par cette entrée en la matière. «Comment soulever la trappe sur l'histoire de l'Algérie sans libérer ses vieux démons, comment en pousser une porte dérobée sans surprendre des fantômes perdus dans leur silence ?», s'interroge Yasmina Khadra. Et le patron du CCA de pousser plus loin les limites du débat sur les brûlures de l'histoire algérienne : «Comment remuer le couteau dans la plaie sans la faire saigner ? Comment dépasser le discours officiel, replacer chaque cri dans sa déchirure et chaque protestation dans son contexte ?» Les déconfitures de l'histoire falsifiée et non assumée Pour y parvenir, rien de mieux, aux yeux du directeur du CCA, qu'un retour objectif et lucide sur le passé. Exposant sa démarche dans cette direction, Yasmina oppose au syndrome de l'occultation l'option du témoignage de l'acteur et le regard distancé de l'historien. «Il faut prendre du recul par rapport aux évènements, aux malentendus et aux traumatismes. Le recul est cette distance que la lucidité s'impose pour élargir son angle de vue et porter un regard intelligent sur ce qui a porté les colères à leur paroxysme et rendu opaque les approches et les procès». L'histoire, estime le directeur du CCA, «ne doit pas s'inscrire dans la victimisation ni dans l'incrimination, mais dans l'interrogation sereine, objective et rationnelle du passé. Elle est ce repère qui devrait nous éveiller à nous-mêmes et nous instruire afin de mieux gérer les lendemains. Les guerres ne sont que la preuve de notre inaptitude à nous libérer des mémoires ''oublieuses'' et des mémoires instrumentalisées. Elles ont su trouver dans nos maladresses et notre aveuglement les armes de notre propre destruction». Par la voix de son premier responsable, l'institution sous double tutelle des ministères de la Culture et des Affaires étrangères se livre à un constat à l'allure d'autocritique officielle. «Nous sommes devenus, à cause de l'histoire non assimilée, falsifiée ou rejetée, les artisans de nos perpétuelles déconfitures». En faisant du retour sur le passé un des chantiers prioritaires du CCA, Yasmina Khadra espère susciter les témoignages d'acteurs et donner écho aux travaux des historiens. Il y voit autant de «jalons capables de nous conduire aux sources des drames qui nous ont dépeuplés, ces haltes ou ces gîtes d'étape censés ressourcer notre réflexion, de façon saine et éclairée, sur ce que nous avons vécu, partagé, subi et fait subir».