Il y a toujours quelque chose d'inquiétant quand l'œuf occupe l'essentiel de l'actualité. A Oran, la deuxième ville du pays, l'œuf est passé allégrement de 10 à 17 dinars l'unité, nous apprend notre correspondant local. Sous des cieux plus cléments et moins spectaculaires, les augmentations de prix, surtout pour des produits aussi basiques et banals dans l'alimentation du citoyen ordinaire, font toujours jaser mais ne sont jamais de ce niveau-là. Ici, on n'y va pas de main morte. C'est quasiment du simple au double, quand ce n'est pas plus. L'œuf, on n'a pas besoin d'être nutritionniste pour le savoir, c'est la protéine du pauvre. Comme les pauvres sont de plus en plus nombreux que les riches, comme la viande est de plus en plus chimérique et les protéines végétales sont une vue de l'esprit pour beaucoup de monde, on imagine l'importance du marché. L'œuf, ce n'est pas seulement la protéine du pauvre, c'est aussi le gâteau des riches et le repas facile pour tous. C'est la sécurité dans le frigo. On dit que dans une maison où il y a des œufs, ne rode jamais la faim. C'est facile à préparer, ce n'est pas cher et ça vous remplit le ventre. A Oran comme partout en Algérie et dans le monde, l'œuf a son importance. On n'a toujours pas répondu à la question de savoir s'il a précédé la poule sur la terre mais on sait qu'il est difficile de s'en passer. Son jaune est, paraît-il, un concentré de cholestérol mais les pauvres se moquent du cholestérol. Il vaut mieux crever d'hypertension que crever de faim, c'est une évidence. Son blanc est, paraît-il, un concentré de calcium avec zéro cholestérol mais personne n'est obligé de manger sain et le goût est toujours plus fort que l'utile. Les riches sont de plus en plus trop ignares pour faire la différence entre deux couleurs et les pauvres de plus en plus trop pauvres pour se passer des œufs. A Oran comme à Oum Tboul, l'œuf aurait pu être banal, si ce n'est qu'il rapporte gros. Il rapporte gros parce qu'il se vend bien. Jusqu'à preuve du contraire, jusqu'à la fin du monde, aucun épicier ne se plaindra de l'entassement de ses coquilles. Il arrive même qu'on invoque son écoulement rapide comme argument à la négligence des conditions de sa conservation. «Ça part rapidement, il n'y a donc aucune raison de s'inquiéter sur sa fraîcheur», disent ceux qui le vendent. C'est un gros mensonge mais ce n'est pas le plus gros. Les «zeufs», comme disent les riches, et les «enfants de la poule», comme disent les pauvres, sont un paradoxe capricieux. Il y a 71 unités de production à Oran qui produisent une moyenne mensuelle de 126 millions d'œufs. C'est amplement suffisant en «temps normal», jamais assez quand on décide d'augmenter les prix. Ne cherchez pas de logique, il n'y en a aucune. L'offre et la demande sont une invention de l'esprit dans un marché qui fonctionne à l'appétit du moment parce que le pays marche sur la tête. Les œufs se mangent matin et soir. Entre le matin et le soir, ils peuvent doubler de prix. Les riches s'en moquent à tout moment et les pauvres peuvent s'en passer à midi. L'augmentation des prix est justifiée par la faiblesse actuelle de l'offre, «plusieurs producteurs ont changé de profession en optant pour des créneaux plus rentables», nous dit encore le collègue oranais. Dans un pays qui marche sur la tête, il n'y a pas de métier, il y a seulement le créneau «rentable» du moment. Même quand on produit des œufs qui se vendent bien et qu'on n'a pas besoin de garder au frais. [email protected]