Professeur d'histoire contemporaine à l'université de Nice puis à l'université Toulouse-Le Mirail, Guy Pervillé est l'un des meilleurs spécialistes français des questions de décolonisation. Auteur d'une dizaine de livres et d'une multitude d'articles sur le conflit franco-algérien, il est le signataire du meilleur travail académique jamais réalisé sur les étudiants algériens de l'université française de 1880 à 1962. Publiée aux éditions du CNRS (Paris) en 1984, le livre a été préfacé par le regretté Charles-Robert Ageron. Familier des colloques organisés depuis une vingtaine d'années sur les thématiques de la guerre d'Algérie, Guy Pervillé intervient souvent sur les accords d'Evian dont il est l'un des meilleurs connaisseurs. Le professeur revient sur une négociation pas comme les autres. Et rappelle, pour les lecteurs du Temps d'Algérie, comment elle était perçue par le gouvernement français de l'époque. Entretien. L'idée de négociation ou, à tout le moins, de pourparlers entre la France et les Algériens est bien antérieure à 1961 et au processus d'Evian. Des contacts entre les deux belligérants ont été engagés sous la IVe République. Ont-ils déblayé le terrain et préparé Evian ? Y a-t-il une continuité entre les deux négociations ? Il ne semble pas à première vue. Les principales négociations entre un gouvernement français de la Quatrième République et le FLN ont été engagées par le gouvernement de Guy Mollet entre janvier 1956 et mai 1957. L'exécutif voulait donner satisfaction à ses électeurs de gauche en explorant la possibilité d'un processus de paix négocié, mais les conditions de paix formulées dans son programme du président du Conseil — cessez-le-feu, élections, négociations — étaient à première vue difficilement compatibles avec celles du FLN, et surtout avec celles proclamées par le Congrès de la Soummam, le 20 août 1956. Les discussions de janvier-mai 1957 ne semblent pas avoir donné de résultat... Les négociations ont pourtant abouti à une apparence d'accord sur la «reconnaissance du droit du peuple algérien à disposer de lui-même», à Belgrade, le 22 septembre 1956. Les chefs de la «délégation extérieure du FLN» qui ont été capturés dans leur avion en se rendant de Rabat à Tunis, le 22 octobre 1956, ont probablement surestimé la possibilité d'un tel accord. Il faut tenir compte du fait que les négociateurs français avaient été désignés par Guy Mollet en qualité de chef du parti socialiste, mais pas de chef du gouvernement. A ma connaissance, celui-ci n'a jamais délibéré sur les résultats de ces pourparlers secrets, et le Parlement pas davantage. Pourtant, la répétition de plusieurs tentatives de négociation sous les gouvernements suivants — notamment celui de Pierre Pfimlin en mai 1958 — permet de penser que cet échec commençait à être regretté. Parlant du processus d'Evian, le général de Gaulle évoquait — du moins dans un premier temps — des «pourparlers» et non des «négociations». Le gouvernement français a-t-il agi de façon à peser sur la représentation de la délégation algérienne, privilégier un camp au détriment d'un autre ? Le gouvernement français s'est efforcé de jouer sur la pluralité des négociateurs algériens avant Evian, notamment lors des pourparlers de Melun, en juin-juillet 1960, où il a tenté d'obtenir le ralliement du GPRA aux conditions de cessez-le-feu qu'il avait imposées aux chefs de la Wilaya IV. Il s'est essayé également en avril 1961 quand le ministre des Affaires algériennes, Louis Joxe, a déclaré son intention de négocier aussi avec le MNA de Messali Hadj, provoquant ainsi l'ajournement des négociations par le GPRA. Enfin, pendant l'été 1961, quand l'enlisement des négociations à Evian et Lugrin poussa le général de Gaulle à essayer plusieurs solutions alternatives : la partition, qu'il fit étudier par Alain Peyrefitte, et la formation d'un exécutif provisoire franco-algérien sans le FLN. Mais à la fin du mois d'octobre 1961, les négociations reprirent secrètement et progressèrent rapidement. Dès cette époque, le GPRA, désormais présidé par Ben Khedda, était menacé d'une grave crise interne par l'état-major général de l'ALN, mais il ne semble pas que le gouvernement français ait voulu ou pu en jouer. Et pourtant, il aurait peut-être changé la suite de l'histoire s'il avait accepté la proposition formulée par le président Ben Khedda dans son discours de la fin octobre, proposant de reconnaître l'indépendance de l'Algérie sous l'autorité du GPRA et de signer le cessez-le-feu avec lui avant de négocier les questions moins importantes. Mais de Gaulle refusa car il ne voulait pas reconnaître officiellement un autre pouvoir algérien que celui qui aurait été désigné par des élections après la ratification des accords par le peuple algérien, qui eut lieu le 1er juillet 1962. Vu de Paris, le processus d'Evian avait plusieurs dimensions. Il s'agissait — écriviez-vous dans un de vos textes — d'une «tentative de décolonisation contractuelle». Quelle différence avec les processus précédents de décolonisation ? Dans le registre de la séparation entre la France et l'Algérie, la négociation a-t-elle cheminé conformément aux souhaits/calculs du gouvernement français ? La principale différence avec les processus précédents de décolonisation est que dans presque toutes les négociations précédentes le gouvernement français négociait avec un gouvernement dont il reconnaissait l'existence en tant que gouvernement légitime (à l'exception du Vietminh lors de la conférence de Genève sur l'Indochine en 1954). Au contraire, dans le cas de l'Algérie, le gouvernement français n'a jamais voulu reconnaître le GPRA en tant que tel, même après le cessez-le-feu du 19 mars 1962, puisque pour lui l'Etat algérien ne pouvait tirer son existence que du référendum du 1er juillet et de futures élections. Ce qui eut pour conséquence des différences significatives dans la présentation des accords d'Evian par les deux parties, et contribua aussi à la faiblesse du GPRA menacé par l'état-major général de l'ALN et par le bureau politique de Ben Bella. Il faut néanmoins savoir que la position du gouvernement français avait évolué. De Gaulle avait d'abord prévu dans son discours du 16 septembre 1959 une procédure d'autodétermination dans laquelle le peuple algérien choisirait son destin entre trois solutions : la «sécession» d'un côté, la «francisation» de l'autre, et au milieu l'autonomie de l'Algérie dans la communauté qui avait sa préférence. Mais après l'échec de Melun, il se laissa influencer par les idées des juristes de gauche réunis dans les colloques de Royaumont, Aix-en-Provence et Grenoble, qui définirent la procédure suivie à Evian. Au-delà du cessez-le-feu et de la fin des hostilités, Evian ambitionnait de jeter les bases d'une coopération durable fondée sur la réciprocité des intérêts. La relation bilatérale a évolué à rebours de l'ambition d'Evian. Les accords d'Evian ne furent jamais intégralement appliqués, ou plutôt leur application fut un long démantèlement. D'abord parce que le GPRA qui les signa au nom de l'Algérie fut très vite chassé du pouvoir par l'alliance entre le bureau politique formé à Tripoli par Ahmed Ben Bella et l'état-major général du colonel Boumediène. Mais aussi parce que très vite le CNRA avait été unanime à voter le programme de Tripoli, qui définissait les accords d'Evian comme une «plateforme néocolonialiste». Le gouvernement algérien choisit de faire un tri entre ce qu'il estimait avoir intérêt à accepter plus ou moins longtemps, et ce qu'il décidait de rejeter. Mais la première clause des accords qui fut oubliée, dès la reconnaissance de l'indépendance par la France, le 3 juillet 1962, fut celle dont l'acceptation par le GPRA avait débloqué la négociation à la fin d'octobre 1961 : la «déclaration des garanties», prévoyant l'impunité pour tous les actes commis en relation avec les événements politiques survenus en Algérie avant le cessez-le-feu et pour toutes les opinions exprimées en relation avec ces événements avant le scrutin d'autodétermination. Interview réalisée par Salim Kettani