Recep Tayyip Erdogan, entré dimanche dans l'histoire de la Turquie en devenant le premier président de la République élu au suffrage universel direct, a entamé dès lundi les consultations en vue de la formation d'un nouveau gouvernement. Sans attendre les résultats complets, attendus ce lundi, les partisans du Premier ministre islamo-conservateur ont fêté sa victoire dans les rues de la capitale Ankara au son des klaxons et sous une nuée de drapeaux. Avec environ 52% des voix, selon le Haut Conseil électoral, Erdogan a devancé de 13 points Ekmeleddin Ihsanoglu, candidat commun des laïques kémalistes et des nationalistes (38,5%), s'épargnant ainsi un second tour dont rêvaient ses adversaires, inquiets de la dérive autoritaire du chef du gouvernement. Selahattin Demirtas, du Parti démocratique du peuple (HDP, principale force pro-kurde), a obtenu un peu moins de 10%. Ce résultat obtenu par un Kurde aurait été impensable il y a seulement quelques années, quand le pouvoir central luttait contre la rébellion du PKK. D'ici à sa prestation de serment, le 28 août, Erdogan va diriger pour la dernière fois les réunions du Parti de la justice et du développement (AKP) et superviser la désignation de son successeur, probablement un fidèle qui devrait aussi le remplacer à la tête du gouvernement. L'AKP a prévu un congrès extraordinaire le 27 août au cours duquel sera nommé son nouveau chef de file auquel Erdogan devrait demander de former un cabinet gouvernemental, a déclaré un porte-parole. "Il s'agit de la première étape d'un calendrier présidentiel à long terme", a commenté l'analyste Sinan Ulgen. "Cela va être une entreprise extrêmement difficile et ardue même pour un homme politique aussi doué et habile qu'Erdogan". Le président Abdullah Gül, dont la fonction était avant tout protocolaire, a déjà fait savoir qu'il entendait reprendre des responsabilités au sein de l'AKP qu'il a fondé avec Erdogan. Le ministre des Affaires étrangères Ahmet Davutoglu est toutefois considéré comme favori pour le poste de Premier ministre que brigue également le ministre des Transports, Binali Yildirim. "LA TURQUIE VA RENAÎTRE DE SES CENDRES" "Aujourd'hui est un nouveau jour, une nouvelle étape pour la Turquie, c'est la naissance de la Turquie, qui va renaître de ses cendres", a lancé Erdogan dimanche soir à ses milliers de partisans venus l'acclamer devant le siège de l'AKP à Ankara. Lundi matin, la presse pro-gouvernementale célébrait le "triomphe historique" du "président du peuple", le quotidien Aksam allant jusqu'à parler de "révolution du peuple" pour qualifier le soutien dont le Premier ministre bénéficie dans les couches populaires face aux élites laïques. Pour accéder à la présidence, Erdogan a dû résister à l'usure du pouvoir, lui qui dirige le gouvernement depuis 2003, au mouvement de contestation né sur la place Taksim d'Istanbul l'été dernier et à un vaste scandale de corruption impliquant plusieurs de ses ministres. Le nouveau chef de l'Etat a promis d'être "le président des 77 millions de Turcs et pas seulement de ceux qui ont voté pour (lui)" et d'œuvrer à la réconciliation sociale. A 60 ans, le premier président élu au suffrage universel direct de la Turquie, qui prêtera serment le 28 août, va faire à coup sûr basculer le pays dans un régime semi-présidentiel. Pas question en effet pour Erdogan de se couler dans les fonctions essentiellement protocolaires de la présidence. "M. Erdogan continue de dominer la scène politique turque et veut faire de la présidence une fonction exécutive, dotée d'un rôle actif. Il menait le jeu lorsqu'il était Premier ministre, il a va continuer de mener le jeu depuis la présidence", estime Nicholas Spiro, directeur du Spiro Sovereign Strategy. "Le futur Premier ministre de Turquie gouvernera dans l'ombre d'Erdogan", ajoute Spiro. LE PRESIDENT DU CENTENAIRE ? L'élection attendue d'Erdogan a été bien accueillie par les marchés financiers turcs, qui voient en lui un facteur de stabilité, même si les analystes s'attendent à ce que les investisseurs se focalisent très vite sur la composition du futur gouvernement. En un peu plus d'une décennie de croissance, Erdogan a fait de la Turquie une puissance économique régionale de premier plan. Mais il a aussi transformé la société turque et les piliers de la république laïque fondée en 1923 par Mustafa Kemal Atatürk sur les ruines de l'empire ottoman. Ses détracteurs voient en Erdogan un "sultan moderne", réfractaire à la critique et issu de l'Islam politique, et redoutent que son accession à la présidence n'éloigne un peu plus la Turquie, membre de l'Otan et candidate à l'entrée dans l'Union européenne, de l'idéal laïque de son père fondateur. Erdogan, qui ne doutait pas de sa victoire, a déjà exprimé le souhait de rester à la présidence pendant deux mandats, soit au moins jusqu'en 2023, année du centième anniversaire de la république kémaliste, une date symbolique pour celui qui fait souvent référence dans ses discours à l'Empire ottoman.