Dans l'entretien qui suit, l'artiste algéro-allemande nous parle de son cheminement, de son art, de ses rapports avec son pays d'adoption, l'Algérie, et avec la nature, sa principale source d'inspiration. Le Temps d'Algérie : Vous êtes l'une des rares peintres contemporains à peindre en plein air. D'où avez-vous hérité cette habitude artistique ? Quel avantage vous apporte-t-elle ? Bettina Heinen Ayech : L'école allemande, comme toutes les écoles d'art nordiques, a toujours été attirée par la nature, certainement parce que la nature dans ces régions s'exprime d'une manière plus dramatique et plus cosmique que celle du Sud. Avec les brouillards, les vents et les pluies glaciales, l'être humain doit lutter constamment pour s'y adapter. Pour ma part, depuis ma prime jeunesse, j'ai été attirée par la peinture des paysages. Cela a été aussi une manière d'exprimer les sentiments envers la nature. Mon maître Erwin Bowien (1899-1970) était un excellent paysagiste. Il a été pour moi un exemple. Il m'a appris à regarder le paysage avec l'œil d'un peintre, non pas d'un photographe. J'ai été aussi très impressionnée par le grand paysagiste hollandais Jacob Van Ruysdael, le Norvégien Edward Munch et l'Allemand Emile Nolde qui avait peint la mer en rouge. C'était pourtant la mer ! C'est ainsi que j'ai appris à voir les lignes des montagnes, la superposition des collines, leur aspect dramatique,leur grâce ou leur poésie.La peinture de plein air rafraîchit l'esprit, parce que la nature est en perpétuel changement. Chaque nuage apporte une nouvelle atmosphère au paysage. La nature n'est jamais ennuyeuse : elle est ma source d'inspiration. Vous avez peint beaucoup de paysages d'Algérie. En dehors de l'aspect pictural, quel plaisir en tirez-vous ? Durant toute ma vie, j'ai cherché des paysages forts en couleurs. Dans ma jeunesse, j'ai peint des paysages suisses, italiens allemands. En Norvège, j'ai réalisé 18 œuvres en été. Les couleurs y sont fantastiques, mais quand il pleut, le paysage perd de sa couleur. Aussi ai-je toujours, en Europe, éprouvé un désir d'évasion. Depuis que je me suis installée à Guelma en 1963, j'ai découvert un monde plein de couleurs. Dans les environs de Guelma, la terre est rouge, le vert du blé en herbe est brillant et en été le paysage est doré. Je suis fascinée par ces paysages. La lumière est magique en Algérie et je m'y sens chez moi. Que pensez-vous du désert algérien ? C'est mon grand rêve ! Le désert m'attire comme une fleur attire l'abeille. Votre façon de peindre en Algérie diffère de votre façon de travailler en Allemagne. Comment expliquez-vous cela ? En Europe, j'ai tendance à exagérer dans le choix de mes couleurs. Ici en Algérie, les couleurs sont si fortes qu'elles s'imposent à moi. En Europe, j'étais tourmentée, je ne pouvais même pas donner une explication quant aux couleurs que j'utilisais. Mon histoire avec l'Algérie a commencé par ma rencontre, en 1960 à Paris, avec Abdelhamid Ayech qui deviendra mon mari. C'est un être modeste et bon. C'est à travers lui que j'ai connu les Algériens. Je suis arrivée en Algérie avec un esprit romantique, lequel d'ailleurs continue à m'habiter. Ici, la vie a une autre dimension. En Algérie, au coucher du soleil, toutes les maisons baignent sous une lumière rose, et le crépuscule donne un sentiment de repos et de paix. Quand je suis à Solingen, ma ville natale, je suis impatiente de retourner à Guelma où j'ai le temps de vivre et de rêver. On trouve de la poésie et de la musique dans vos œuvres, d'où proviennent -elles ? Le véritable art doit continuer par des mélodies et de la poésie. Mon père était un poète. Il disait qu'un bon poème doit avant tout être composé comme une musique. Mon maître principal Erwin Bowien disait lui aussi que la juxtaposition des couleurs doit vibrer comme de la musique. La couleur, c'est comme la poésie, elle doit exprimer quelque chose, un paysage ou un portrait peut être une œuvre dramatique ou lyrique. Quand je peins un être humain, je m'efforce de faire ressortir ce qui transparaît de son âme ; comme disait Léonard de Vinci, l'art, c'est de peindre l'être humain avec son âme. La plupart de vos œuvres sont des aquarelles. Pourquoi ce choix ? C'est depuis mon enfance que j'ai commencé à peindre à l'aquarelle. Mon maître me donnait des feuilles aquarelles de grand format (73x102cm) pour mieux percevoir mes erreurs. Dans les écoles et académies des beaux-arts, à Cologne, Copenhague et Munich, j'ai appris d'autres techniques, mais je suis restée toujours attirée par l'aquarelle. La plupart des artistes utilisent l'aquarelle comme esquisse. Pour ce qui me concerne, avec le temps, j'ai compris qu'on pourrait faire beaucoup de choses avec l'aquarelle. J'ai trouvé un charme exquis dans cette technique, parce que la ligne de dessin réalisé avec un pinceau ne peut pas être corrigée. En Europe, le climat est humide et les couleurs s'entrechoquent entre elles. A Guelma, le climat est sec, c'est pour cette raison que j'ai adopté une technique appropriée et que mes tableaux sont très colorés. Avec mon ancien professeur, je me suis exercée dans plusieurs variations et mélanges qu'on peut réaliser avec quatre couleurs. Votre amour pour la peinture remonte à votre enfance, parlez-nous-en. Ma famille vivait pour l'art. Mon père, Hanns Heinen, était journaliste et poète, et ma mère était connue pour son salon littéraire. Beaucoup d'écrivains et de poètes ont lu leurs œuvres dans ce salon. Elle organise aussi des concerts de musique et des expositions. Mes parents m'ont beaucoup encouragée. C'est à l'âge de 17 ans que j'ai présenté ma première exposition, à Bad Homburg. Aujourd'hui, j'ai derrière moi plus de 100 expositions réalisées dans différentes villes européennes et africaines. Entretien réalisé par Belkacem Rouache