Dans cet entretien sans complaisance, Saïd Dahmani tire la sonnette d'alarme sur la situation du patrimoine culturel à Annaba. Une situation, du reste, alarmante. Jugeons-en : Le Temps : Certains monuments sont classés et placés sous la tutelle et la responsabilité de l'Etat mais il n'en demeure pas moins que leur entretien et leur promotion laisse parfois à désirer. Qu'en est-il exactement de la situation à Annaba ? Saïd Dahmani : Il est vrai que cette situation n'est pas reluisante à Annaba. Elle fait craindre actuellement le pire. Le patrimoine reste ainsi sous la menace constante de la régression et sans doute de la disparition à terme. Parmi les contraintes, il y a notamment l'absence de spécialistes et une carence certaine en matière de ressources humaines. A titre d'exemple, les ruines d'Hippone sont confiées à une dizaine d'ouvriers, à un responsable administratif et à deux aides- documentalistes alors qu'aucun de ces éléments n'est spécialisé en archéologie ou en histoire. La citadelle Hafside, située sur les hauteurs d'Annaba, n'a toujours pas de gardien et reste livrée à elle-même. Quant à la ville historique musulmane (la Casbah), elle est à l'abandon malgré l'existence d'une structure communale dont la vocation est justement de la préserver. A cela s'ajoutent des budgets insuffisants, des instruments juridiques inadéquats, etc. La zone où se trouvent les vestiges d'Hippone fait l'objet actuellement d'un nouveau projet de plan d'occupation des sols dit «POS de la Tabacoop». Ne redoutez-vous pas des destructions archéologiques dans cette partie punique et romaine de Annaba, l'antique Hippo Regius ? Absolument ! C'est dans ce quadrilatère «hipponois», qui représente plus de trois millénaires d'histoire, qu'une partie du projet POS de la Tabacoop propose des constructions et des aménagements. Ce projet présente, ainsi, une menace sérieuse sur le patrimoine historique et ce, dans la mesure où il concerne trois zones limitrophes du parc archéologique classé qui, lui, s'étend sur une superficie de 25 hectares. Seule une partie a été fouillée depuis le début du XXe siècle à ce jour. Et si des édifices importants d'Hippone la royale ont été dégagés, d'autres tout aussi importants sinon primordiaux gisent encore dans le sol. Or, il semble que le plan proposé ignore cette contrainte majeure qu'est la protection du patrimoine historique. Les rédacteurs du cahier de charges et le bureau d'études chargé de cette opération semblent ne pas avoir tenu compte de ce passé plusieurs fois millénaire. En quoi consiste exactement cette menace physique ? Il faut savoir que cette partie du territoire de la commune de Annaba conserve des archives uniques relatives à l'histoire régionale, nationale, voire méditerranéenne. On peut dire que cette zone recèle, à coup sûr, des archives complémentaires indispensables à la reconstitution de l'histoire humaine, urbaine, économique et culturelle, des périodes les plus reculées jusqu'aux trois premiers siècles de l'islamisation. Elle est, en outre, en rapport direct avec les vestiges de l'aqueduc détruits en 1987. Les recherches dans cette partie permettraient sûrement d'éclairer les rapports de la ville avec le massif de l'Edough qui a longtemps été le «château d'eau» d'Hippone. Cette zone recèle également des documents sur la période des Sévère, empereurs romains d'origine berbère, sur les relations de la ville avec la mer, aussi bien dans l'Antiquité qu'au début du Moyen âge, avec la navigation fluviale sur l'oued Seybouse (qui a été navigable jusqu'au début des temps modernes) et avec l'arrière-pays agraire et agricole. Les projets envisagés d'élévation d'édifices signifient la destruction définitive et irrémédiable de ces archives, privant les études historiques et archéologiques d'assiettes de recherche unique et irrécupérable, en cas de perte. Peut-on faire brièvement un bilan des pertes enregistrées de cette manière à Annaba ? Depuis plus d'un quart de siècle, des pans entiers du patrimoine de Hippone-Bûna-Annaba ont été, ainsi, détruits à la suite d'aménagements urbains. On peut citer le pont antique de l'oued Bedjima en 1986 ; le dernier tronçon de l'aqueduc antique en 1987 ; les vestiges d'une banlieue antique en 1971 lors de l'édification de l'usine d'Asmidal ; des fermes et des nécropoles antiques au cours de l'édification des différentes unités sidérurgiques d'El Hadjar ; un tronçon des remparts musulmans du XIe siècle vers 1972 ; le mausolée du mystique Sidi Belaïd (XVIe siècle.) en 1992 ; la violation des cendres de Sidi Brahim Ben Toumi dans son mausolée en 1992, deux nécropoles antiques découvertes et aussitôt détruites en 1993 non loin du stade du 19 Mai et du campus universitaire de Sidi Achour. Hélas, la liste est encore longue. Les autorités locales mettent en exergue que le nouveau plan projette la construction d'édifices à caractère culturel. Qu'avez-vous à leur répondre ? Je me demande, pour ma part, à quoi servirait, dans de telles conditions, un institut d'archéologie, dont la construction est prévue, ironie du sort, sur des fragments de notre histoire ? Et puis, pourquoi avoir négligé si longtemps l'aspect culturel dans la vie des citoyens de l'agglomération d'El-Bouni qui n'a jamais reçu d'équipements culturels, trente ans après son avènement dans la banlieue de Annaba. Aucun des POS proposés jusque-là n'avait réservé d'espaces pour des projets d'édifices à caractère culturel, dignes de ce nom. Pourquoi faire payer aujourd'hui ces négligences au patrimoine historique d'Hippone ? La responsabilité de sauvegarde du patrimoine n'incombe pas seulement aux institutions étatiques ou locales. N'est-ce pas ? Absolument ! Le patrimoine est l'affaire de tous. Toute la société est interpellée car elle ne cultive pas assez la conscience de l'importance de ce patrimoine dans l'édifice culturel et civilisationnel du pays. Ce manque d'intérêt est, assurément, une forme d'ingratitude vis-à-vis de pans entiers et fondamentaux de notre histoire dans ses manifestations diverses. La célébration du mois du patrimoine participe d'une certaine manière à cette prise de conscience… C'est vrai cette célébration annuelle vient rompre l'ordinaire. Mais dès que s'éteignent les projecteurs, l'immobilisme reprend, hélas, le dessus. Même la presse dont le rôle majeur est à souligner n'évoque cette question que lors de ces cérémonies…