C'est le printemps et la Kabylie est très belle à ce moment de l'année. Les hauteurs tout en verdure lui confèrent une illusion de prospérité qui culmine au loin sur les neiges éternelles. Dans les yeux de ceux qui y viennent pour un séjour d'aération, il y a assurément du plaisir momentané et peut-être bien un bonheur durable à inventer sur ces terres sans terre.Pour ceux qui y vivent, le temps se répartit à parts égales. Entre une profonde résignation à l'indigence, quelques mouvements velléitaires pour améliorer le quotidien, beaucoup de départs en désespoir de cause et une poignée de rêveurs tenaces, le printemps s'est encore installé. Pour un mois, peut-être plus, peut-être moins. Il est ainsi, le printemps en Kabylie. Bousculé par un hiver qui peut revenir selon ses sautes d'humeur et un été toujours menaçant par la précocité, on en parle sans trop de conviction, comme on parlerait d'une piètre consolation, comme on parlerait parce qu'il faut bien dire quelque chose. Il fait beau, l'herbe est verte, l'eau coule dans les rivières et la neige prolonge les regards vers des sommets qu'on scrute dans la foulée de l'ennui. Et après ? Quelques retrouvailles avec la terre. Enfin, la terre. Une vue de l'esprit devenue une façon de parler. Les temps sont rudes pour tout le monde ou presque. Alors on se rappelle qu'il y a quelques champs en miniature à défricher, des sous-bois de forêts en continuelle convalescence à revisiter et les toujours fantasmatiques oliveraies à ressusciter. Tout ça ne fait pas vivre mais ça peut faire partie de la vie. Alors on y va. La pioche ou la faux sur l'épaule, le rachitique troupeau devant et parfois la femme derrière, on va se donner bonne conscience et sauver l'honneur largement entamé. Il paraît que tous ceux qui ont un lopin laissé à l'abandon sont en train d'y retourner. L'affront fait à ces pans de sol pierreux se lave dans une factice résurrection du labeur. Il paraît qu'il y a toujours quelque chose à en tirer, alors on tire sur la corde zélée. Il paraît que l'Etat donne des arbres fruitiers à planter. Mais les planter où, bon sang ? On fait semblant, c'est le plus important. N'est-ce pas que la Kabylie est le pays des oliviers ? Mon œil. Il y en a certes quelques-uns, sur des ravins en péril et dans quelques plats miraculeux. Les cerisiers alors. La bonne blague, toute la récolte de la région ne suffirait pas pour un pot de confiture. C'est exagéré, oui. Mais l'exagération a commencé ailleurs. On revient aux oliviers. Pourquoi en planter quelques-uns parce que l'Etat fournit les arbustes alors que l'Etat laisse détruire quand il ne détruit pas les… arbres ? Où construire des logements sinon dans les oliveraies ? Comment a-t-on décidé, dans un insoutenable paradoxe, qu'ici, il ne peut y avoir que des «habitations individuelles», alors qu'… ici est la région la plus exiguë du monde Algérie ? En ce moment, quand on n'a pas la pioche ou la faux sur l'épaule, on a le marteau. On construit. Des logements ruraux, beaucoup de logements ruraux. Ce qui reste de terre sous les oliviers va disparaître sous le béton. Sous les cerisiers aussi, même s'il n'y a pas de cerisiers. C'est le printemps en Kabylie. Et alors ? Les paysages sont beaux, puisqu'il faut bien répondre par quelque chose. Slimane Laouari