Un jet-ski. Il en a rêvé depuis qu'il l'a vu pour la première fois sur la plage la plus proche de chez lui. Un hameau où il habite avec ses parents, près de Zéralda. Un hameau résiduel d'une zone agricole qui a été jadis prospère mais injuste. De ces espaces son nom, sans rêve et sans perspectives, où il n'est pas très réaliste de songer à ces engins-là. Synthèse infernale de la grosse moto et du petit bateau aux formes grotesques, le jet-ski n'aurait jamais dû habiter la tête de Adlène, où les petites choses de la vie, bien plus modestes, doivent occuper toute la place. Mais il est des choses que la logique n'explique pas toujours et, fantasme pour fantasme, Adlène s'est permis de brûler les étapes. On ne calcule pas ses rêves, surtout quand on n'est pas tenu à l'effort pour y parvenir. On le lui a toujours dit, le jet-ski, ce n'est pas pour lui et il devrait être plus réaliste. Se payer une petite bécane ou un vélo qui l'emmènerait à son boulot de débrouille, lui épargner les inhumaines attentes du bus dont il fallait atteindre d'abord l'arrêt, en empruntant à pied un tortueux sentier champêtre. Si près de la ville, si loin de la civilisation ! Il n'a pas grand-chose mais, il a la mer toute proche, il la sent sans la voir, elle fait partie de son air et de son aire. Personne ne peut priver Adlène de la mer, comme personne ne peut l'empêcher de rêver. Adlène sait nager. Pas comme un poisson, mieux qu'un poisson. Et c'est la moindre des choses, la première fois que son corps avait touché l'eau salée, c'est quand ses copains du hameau, à peine plus âgés que lui, l'avaient jeté du haut d'un rocher sans se poser de question. Ici, on n'apprend pas à nager, on nage au premier coup sans avoir le temps de se plaindre de la douleur causée par le plongeon forcé avec atterrissage sur le ventre. C'est ça le bizutage des enfants de hameaux que le hasard anthropologique a ramené sur les rives de la grande bleue. Ici, on ne va pas à la plage. On n'habite pas au bord de la mer et on n'y vient pas en vacances. On est là, c'est tout. Alors, on se moque du sable trop doux pour des corps tout en gerçures et du soleil trop loin pour atteindre des têtes bosselées de témérité. A l'époque, le jet-ski n'existait pas et Adlène ne se rappelle pas à quoi il rêvait sur sa crique ou dans l'effort à effectuer ses brasses en fixant l'horizon. Ça aussi, c'est loin, maintenant. Il en garde un vague et succulent souvenir que vient raviver son ami d'enfance qui ne l'a pas oublié, même s'il vit en Angleterre, où il a, paraît-il, prospéré. Chaque fois qu'il passait l'été au pays, il l'invitait généreusement à passer ses vacances avec lui. Adlène avait déjà vu des jet-ski mais c'est en compagnie de son ami qu'il a tâté la machine de location. Il a même eu l'incommensurable bonheur de monter dessus et de fondre l'eau comme dans un insondable sentiment de liberté. Il en a toujours bavé depuis. Jusqu'au jour où un gamin du hameau a eu le corps disloqué par une de ces machines du diable lancée à toute vitesse par un plouc criminel contre une bande de gais lurons à une centaine de mètres du sable. Il le connaissait bien ce garçon mort en partant à l'assaut d'un moment de bonheur simple. Puis, il y en a eu d'autres. Chaque année plus nombreux. Adlène ne les connaissait pas mais il avait l'impression de les connaître, tellement ils lui rappellent son petit voisin. De rêve un peu fou, le jet-ski est maintenant son cauchemar. Il ne s'en veut pas d'y avoir pensé, il se rend seulement compte combien son fantasme était dérisoire. Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.