Quand un certain 1er Novembre de son enfance Hocine avait appris de la bouche d'un brave instituteur d'arabe que tout le peuple algérien avait fait la Révolution, il s'est posé quelques questions. Mais un autre brave instituteur de français avait dit la même chose en classe et il s'est dit que c'est peut-être vrai. Puis le directeur avait réuni tout le monde dans la cour et avait fait une petite introduction, avant de «céder la parole» au chef de la kasma FLN locale qui, à son tour, avait solennellement déclaré que les Algériens s'étaient soulevés comme un seul homme avant de céder le mégaphone au responsable des moudjahidine qui a raconté une célèbre bataille qu'il est le seul à connaître. Une bataille où tous ses «frères de combat» sont morts, bien évidemment. Personne n'avait demandé au grand moudjahid local comment il a pu, lui, échapper à la mort ; Hocine s'en souvient, mais il devinait la réponse : le peuple est immortel, seuls meurent les chouhada. Cette réponse, il l'avait trouvée bien des années plus tard, quand les instituteurs n'étaient plus là pour le dissuader de se poser des questions. De douter et de se donner le droit au scepticisme. Il s'est d'abord demandé : si tout le peuple a fait la Révolution, pourquoi y a-t-il des moudjahidine ? Logiquement, il y aurait les chouhada parce que l'armée française, quand bien même elle l'aurait voulu, ne pouvait pas tuer tout le monde. Et puis le reste du peuple qui s'est soulevé comme un seul homme pour faire la Révolution. Mais voilà, Hocine a continué à se poser des questions, et à mesure qu'il imaginait les réponses, grandissaient son scepticisme et sa tristesse, parce que tout compte fait, Hocine aurait voulu que les choses soient aussi simples. Il ne désespérait pas pour autant, jusqu'au jour où sa grand-mère lui avait raconté cette histoire : quand son mari, c'est-à-dire le grand-père de Hocine, a été tué par des soldats de l'armée française dans une embuscade, il y avait des harkis dans la patrouille. Est-ce que les harkis faisaient partie du peuple ? Il n'a pas encore eu le temps de penser à la réponse quand sa grand-mère a entamé le reste de l'histoire. Son mari mort, il fallait aller chercher son corps loin du village et l'enterrer. Il n'y avait pas un seul homme parmi le peuple de la localité pour se rendre sur les lieux et ramener le corps à la maison. Le peuple avait peur et seule une autre femme, une proche parente, avait eu le courage de l'accompagner. Les deux femmes avaient transporté un corps ensanglanté sur leur dos sur des kilomètres. Parmi les «zommes» qui n'ont même pas eu le courage d'aller chercher un cadavre, il y en a qui font le discours du 1er Novembre. Il y en a même qui ont «livré des batailles» dont ils sont les seuls rescapés. Un certain 1er Novembre, Hocine voulait se recueillir au cimetière des martyrs de sa localité où reposait son grand-père, il a trouvé le portail cadenassé après le passage de l'hommage officiel. Il avait alors enjambé la clôture, et en tombant de l'autre côté, il s'est fracturé le bras. Jusqu'à aujourd'hui, il raconte toujours cette anecdote en la terminant par cette question pleine d'ironie : «Est-ce que ça me donne droit à une pension de moudjahid» ? Puis il sourit, avant d'éclater carrément de rire. Il se rappelle son directeur d'école passant le mégaphone au chef de kasma. Depuis, le FLN ne l'a jamais rendu au peuple. Mais le peuple n'a pas besoin de la parole, il s'est soulevé comme un seul homme pour faire la Révolution. Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.