On a pour coutume de dire que les voyages forment la jeunesse. S'agissant de cheikh M'hamed El Kourd, ses pérégrinations ont fini par influencer ses nombreuses compositions musicales.Né dans la vieille ville de Annaba, le 2 août 1895, le célèbre musicien de malouf, cheikh M'hamed El Kourd, de son vrai nom Mohamed Benamara, est issu d'une famille mélomane dont l'origine serait, dit-on, andalouse. M'hamed quittera très tôt les bancs de l'école pour se consacrer exclusivement à la musique dont il apprend les rudiments auprès de Mohamed Benloucif, Mohamed Belkhamar et cheikh El Ferdjioui. Jeune, il touche à différents instruments tels que la flûte, le luth, le violon ou encore le piano, cet instrument de musique universel qu'il sera le premier à introduire dans un orchestre de musique arabo-andalouse. Nombre de citadins annabis continuent à se sacrifier, à ce jour, pour cet art et à vouer un véritable culte au maître disparu. A ce titre, la marque cheikh M'hamed El Kourd sur la vie culturelle annabie reste indélébile. Son œuvre, compilée sur près d'une cinquantaine de disques, démontre aisément la contribution remarquable de cheikh El Kourd à la musique classique algérienne. El Kourd a été également le premier artiste à consigner l'art du malouf dans un enregistrement. Le premier enregistrement sur disque Il enregistre, au début des années 30 chez Beida phone, Man frag Ghzali, Salah Bey, Haramtou bik nouassi, Farakouni et Aynine Lahbarra, les premières chansons de malouf à être reproduites sur le support le plus en vogue à l'époque, le disque vinyle de 78 tours qui venait à peine de remplacer le gramophone. Sa maestria, dès lors, écartera, durant plusieurs décennies, le malouf annabi de l'orthodoxie en référence, en l'occurrence celle de l'école de Constantine. Par ailleurs, l'interprétation «libre» par El Kourd de noubate (censées pourtant être rigidement structurées) laissera croire à des générations de musiciens annabis qu'il y avait là une matière typiquement locale et, subséquemment, plusieurs variantes possibles. Son métissage de la musique arabo-andalouse avec la musique occidentale constituera une "fusion" remarquable qui marquera longtemps le malouf annabi. Ne reconnaissant nullement les frontières dans le domaine de la musique, El Kourd fera preuve, durant son existence, d'une ouverture d'esprit inébranlable. Après avoir gravé, à sa manière, des pièces rares du malouf et des mélodies immémoriales, El Kourd s'intéressera alors davantage à l'écriture du solfège et à la transcription du patrimoine lyrique sur partitions. En 1932, il participe au fameux Congrès du Caire en tant que représentant de la musique algérienne aux côtés de Larbi Bensari, le cheikh de Tlemcen. Cette rencontre scientifique, la première du genre, s'était tenue, rappelle-t-on, à l'initiative du baron anglais Rudolph d'Erlanger, un richissime mécène auprès duquel Cheikh M'hamed El Kourd allait jouer souvent dans son magnifique palais d'El Marsa, dans la banlieue nord de Tunis où il connaîtra le chantre du malouf tunisien Khemais Ternan. Au Caire, il rencontrera Sayed Derrouïche et Mohamed Abdelawahab. El Kourd, un artiste maudit ? L'avènement de cheikh El Kourd a coïncidé avec la fin de la Première Guerre mondiale durant laquelle il fut mobilisé en Allemagne. Son retour à la Coquette est intervenu à la suite de la disparition de son maître cheikh Mohamed Benkhammar qui, dit-on, avait eu pour autre disciple illustre, le célèbre compositeur de musique de chambre, Camille Saint Saëns. Le contexte dans lequel surgissait ainsi cheikh El Kourd était le colonialisme à son apogée. On s'apprêtait même à en commémorer le centenaire. Dès lors, la quête d'émancipation ne faisant pas encore l'unanimité chez les «indigènes», l'aspiration nationaliste buttait alors fortement sur la politique d'assimilation des autorités coloniales. Traditionaliste le jour, Annaba, l'ex- Bône des années folles, ville ouverte sur la mer, s'encanaillait souvent, le soir venu, sur les airs du malouf. De cette période «épicurienne», les plus anciens gardent surtout le souvenir d'une foule cosmopolite qui sortait, chaque soir, pour écouter El Kourd, un dandy toujours en mal de fête. Beaucoup y apprécient ainsi la compagnie de l'artiste et son art de vivre. Certains, sans hésitation aucune, s'adonnent à l'anisette et à la kémia. Et même si l'interdit pesait déjà sur ces soirées «grivoises», le maître continuait à emballer, chaque soir, son auditoire bigarré et multiconfessionnel. Car chez lui non seulement toutes les communautés auront cohabité mais sa musique aussi s'est conjuguée au pluriel dans un brassage continuel qui allait souvent de la nouba à la hadra en passant par la polka, le tango, la rumba ou encore la valse, immortalisée à jamais dans Billahi Ya hamammi, un air inoubliable que n'hésitent pas à emprunter sans vergogne des «émules», d'ici et de là-bas. Lorsque sa voix s'éteignit à jamais le 10 octobre 1951, la presse coloniale titrait le lendemain «Bône, ville morte !». Et pour cause ! Ses obsèques seront grandioses. Sa mise en terre au cimetière de Zaghouan, où il repose toujours, s'effectuera au son d'une fanfare à la manière «jazzy». Parmi la foule, toutes les confessions étaient représentées. N'ayant pas laissé d'enfants, la mémoire de cheikh M'hamed El Kourd est aujourd'hui perpétuée non seulement par l'interprétation de son œuvre mais aussi par une association culturelle dynamique à Annaba qui porte son nom «El Kourdia» et qui tente vaille que vaille de rendre justice à cette icône de la musique algérienne.