On ne l'a pas connu autrement que devant son troupeau de chèvres. Achour était berger et personne ne l'imaginait dans une autre «occupation», puisqu'à l'époque, on ne parlait pas encore de métier. C'est à croire que Achour est sorti du ventre de sa mère avec ses caprins, disait à son sujet quelqu'un de particulièrement loquace. Achour se levait au petit matin et conduisait son troupeau sur les hauteurs. La musette en bandoulière, le bâton droit devant lui, il affrontait les sentiers les plus rudes, traquait les pâturages les plus généreux et revenait à la nuit tombante avec des bêtes repues et un fardeau de bois sur le dos, quand il n'était pas trop fatigué par la marche. Garder les chèvres, si ce n'était pas encore un métier, c'était quand même un vrai travail. Des kilomètres à faire en montagne, à braver des passages rocailleux et des ronces douloureuses, à se nourrir exclusivement de galette, de figues et de lait n'est pas une tâche de tout repos. Achour ne s'en plaignait pas pour autant. D'abord parce que ce boulot était presque dans la nature des choses. Il est vrai que l'homme n'était pas vraiment fait pour bousculer la fatalité, mais il aurait pu. D'autres villageois de sa génération se sont bien révoltés contre un destin trop facilement tracé et ont secoué le cocotier pour se placer sur d'autres trajectoires de la vie. Certains ont réussi à prospérer loin des montagnes, d'autres ont connu des hauts et des bas et d'autres encore ont trimé, avant de revenir de leur exil et de leurs illusions. Achour, lui, a docilement accepté son sort très tôt. Si tous les enfants du village ont commencé dès leur tendre enfance à travailler parce que les temps étaient durs pour tout le monde, il n'en demeure pas moins que la majorité d'entre eux, à un moment ou un autre, ont exprimé quelque révolte passagère ou ponctuée par un départ aux relents de rupture. Pour les vieux gardiens du temple, il était l'exemple. Pour les plus jeunes qui caressent en sourdine le rêve d'une autre vie mais n'avaient pas encore franchi le Rubicon, il était l'incarnation d'une résignation mortelle. Mais Achour ne s'en laisse pas conter. Il n'avait d'ailleurs ni l'envie ni le temps d'entendre ce qu'on peut bien dire et penser de lui. Il n'allait ni au café ni à la mosquée ni aux fêtes, les seuls espaces de rencontres où il pouvait surprendre quelque conversation de village. Quand il n'est pas sur les hauteurs avec ses bêtes à guider vers les coins les plus verdoyants et à surveiller de la prédation, il est dans sa masure à récupérer de l'effort de la journée avant le repas et le sommeil. Une fois par mois, il laissait son troupeau à la maison ou le confiait à un parent et se rendait au marché de bétail pour vendre quelques chèvres ou en acheter. Le marché se situait à une dizaine de kilomètres du village, et à trente ans passés, Achour n'a jamais été au-delà. Avec un cousin berger comme lui, il avait entrepris un jour d'aller plus haut que d'habitude en montagne. Un pic difficile d'accès qui a toujours attiré Achour. En parvenant au sommet, les deux hommes ont été ébahis par les paysages qui s'offraient à leurs yeux. Une plaine à perte de vue et au bout, une grande ville qui se jette dans la mer. Tout ce qu'Achour et son cousin n'ont jamais vu de leur vie. Depuis, on n'a plus revu Achour, ni eu de ses nouvelles. Selon son cousin, il aurait eu cette phrase, en regardant au loin l'horizon à partir du sommet de la montagne : «Oh, terre de Dieu et des hommes, tu es si vaste et si généreuse, pourquoi donc rester dans l'exiguïté du village ?» Slimane Laouari Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.