Empreint d'urbanité, de subtilité et de rectitude morale, Djamel Mati est un auteur prolifique qui interpelle par ses thèmes inhérents à la vie, l'amour, la folie et la mort. Ses écrits clairvoyants renvoient à des personnages tirés de la réalité qui nous donnent des leçons ou nous renvoient nos images comme dans un miroir. Dans cet entretien, il évoque son dernier roman Yoko et les gens du Barzakh où la douleur de la perte d'un être cher et le problème des harraga restent des sujets d'actualité. Le Temps d'Algérie : Pouvez-vous résumer les thématiques de votre livre Yoko et les gens du Barzakh ? Djamel Mati: Les thématiques développées dans ce roman sont des aperceptions qui se côtoient depuis l'aube des temps : l'amour, avec ses souvenirs heureux, et la mort, avec les douleurs qui l'accompagnent. Ils provoquent des sentiments contrastés, la joie et le fol espoir de vivre éternellement le premier, et aussi la crainte permanente de voir la seconde venir brutalement arrêter les passions qui animent les cœurs. Lorsque cela leur arrive, les personnages du roman se retrouvent, durant un temps indéterminé, sans mesure - le monde du Barzakh - un monde fait de questionnements, d'introspections, souvent de culpabilité. D'autres thèmes y sont aussi tracés : celui du drame vécu par ceux qui ont perdu un être cher dans l'immigration clandestine, celui du racisme latent (regard réprobateur de l'autre), etc. L'amour et le deuil refusé (déni de la mort) engendrent une immense peine faite de remords pour certains, pour les autres une acceptation déguisée de rituel qu'ils s'inventent pour faire comme si, mais toujours accompagnés avec les souvenirs doux et douloureux. Tous vivent en apnée une existence mouillée par les larmes retenues ou cachées. A l'évidence, vous accordez beaucoup d'intérêt à ce chat qui centralise l'histoire de ce couple complètement hors temps. pourquoi ? Pourquoi un chat ? Parce qu'il n'a ni Dieu ni maître, uniquement des amis ou des ennemis : En conséquence, on ne peut soumettre à sa volonté une créature comme Yoko. On l'accepte selon son désir et elle nous accepte à sa convenance. Elle est de nature insoumise et sa liberté est indomptable. Je crois qu'elle vit avec nous uniquement par choix constant. Si nous venions à lui déplaire, elle serait capable de repartir seule. Yoko demande beaucoup d'attention, car dans son esprit, elle pense que le monde tourne autour d'elle. Le chat est un animal énigmatique qui a toujours fasciné par son affectivité, son indépendance et son comportement égocentrique. Bête nocturne, sa notion du temps est totalement différente de la nôtre, vivant dans une temporalité qui ne nous est pas coutumière… Dans le roman, à travers le regard de Yoko, la rétrospection de l'histoire est racontée. Elle permet au lecteur de suivre, au fur et à mesure, le fil des événements passés… qui dénouent l'intrigue de l'histoire. La présence de cet être évoluant à la lisière de l'absence du temps (Barzakh) donne une dimension philosophique et spirituelle au roman. Dans vos romans, vous faites appel à des réflexions philosophiques et existentielles. pourquoi ? Pouvons-nous vivre en dehors des réflexions philosophiques et existentielles ? Je ne le pense pas et mon écriture n'y déroge pas (sourire). Nous sommes constamment dans le questionnement, souvent sans réponse. Je crois que cela vient du fait que nous sommes mortels et nous n'arrivons pas à accepter ce statut… Vos récits sont puisés de l'imaginaire. N'y aurait-il pas une grande part de réalité, notamment la société, l'Algérie et ses problèmes ? Au cours de notre existence, parfois nous sommes confrontés à des situations tellement invraisemblables (anachroniques) que l'on finit par se demander si nous les avons réellement vécues, et des rêves si évidents auxquels nous apportons crédit, et plus particulièrement dans un environnement que l'on connaît et où l'on vit. Pour certains lecteurs, mes romans paraissent par moments (ou souvent) tirés par les cheveux, cependant, ils décrivent des réalités, fardées de dérision ou de louanges, certes, mais ce sont des réalités existentielles. C'est sur cette mince frontière qui sépare l'irréel du réel, l'absurdité de la cohérence, la dérision de la déférence que j'écris. C'est tout juste une simple fiction de la réalité. Selon vous, la littérature est un moyen par lequel on s'exprime, ou on a un message à faire passer ? Je pense qu'on ne peut s'exprimer sans la volonté de transmettre un message. Sinon, dans mon cas, je perdrais mon temps tout en faisant perdre du temps et de l'argent aux autres. Pour moi, dans la plupart de mes romans, le message est sous-jacent à l'écriture. Je suis de ceux qui croient que la littérature se doit d'être séditieuse, porteuse d'une certaine idée sur ce qui nous entoure. Avez-vous des références littéraires qui vous ont inspiré? Difficile de vous répondre franchement. Pendant mes réflexions et durant l'écriture, je n'ai aucune référence littéraire en tête et je ne peux lire un autre livre, si ce n'est la documentation relative à la thématique du roman. Il n'y a que l'histoire que partagent mes personnages qui m'obsède. Si d'autres inspirations m'imprègnent, elles doivent se faire à mon insu. Votre formation d'ingénieur en géophysique vous aide-t-elle pour vos romans? Certainement. La rigueur intellectuelle, la précision et la logique dans l'enchaînement des faits, les descriptions minutieuses des espaces et des personnages ont une importance capitale dans mes romans. Cela me permet de vivre, le temps de l'écriture, avec mes personnages comme avec des êtres de chair et de raison, subissant l'influence de leur environnement. Quels sont vos futurs projets littéraires ? Cette longue éclipse, en dehors des collaborations et des manifestations littéraires, m'a permis d'enchaîner un manuscrit après l'autre. Maintenant, j'ai du temps pour répondre aux questions, mais pas pour très longtemps... (sourire). “Dans le monde des humains, la frontière entre l'imaginaire et la réalité est si ténue qu'il serait difficile de savoir de quel côté l'on se trouve...”