La Tunisie est sur une véritable poudrière. Les manifestations, cantonnées au départ au sud-est du pays, se propagent telle une traînée de poudre. La contestation se généralise, et les dernières mesures prises par le gouvernement à l'adresse des jeunes de Tataouine notamment ne sont pas près de ramener le calme. Les scènes de violence redoublent d'intensité ces derniers jours, alors que d'aucuns parlent carrément de climat d'insurrection. Hier, des milliers de personnes en colère ont afflué près de Tataouine, dans le sud tunisien en ébullition, pour assister aux funérailles du manifestant tué la veille lors d'affrontements avec les forces de l'ordre à proximité d'un complexe pétrolier. De leur côté, les autorités ont mis en garde contre un dérapage de la situation dans cette région située à 500 km de Tunis. Un flux ininterrompu de véhicules était pendant ce temps enregistré à Bir Lahmer, la localité d'origine du manifestant tué, à 30 km de Tataouine. «Avec nos âmes, avec notre sang, nous nous sacrifierons pour le martyre», ont scandé les milliers de personnes présentes, dans l'attente des funérailles prévues dans l'après-midi. Après un mois d'un sit-in pacifique motivé par des revendications sociales, ce jeune manifestant a été tué lundi - «accidentellement», selon les autorités - par un véhicule de la Garde nationale (gendarmerie), à proximité du site pétrolier d'El-Kamour, à deux heures de route de Tataouine. La tension y était montée durant le week-end, les forces de l'ordre faisant ensuite usage lundi de gaz lacrymogènes pour empêcher des protestataires d'entrer dans le complexe, une première depuis que le président Béji Caïd Essebsi a solennellement demandé le 10 mai aux militaires de protéger les sites de production du pays. Un calme précaire prévalait à Tataouine, où des heurts violents avaient également éclaté la veille. Ces violences ont fait des dizaines de blessés, dont une vingtaine de membres des forces de l'ordre, et des bâtiments publics ont été incendiés. Dans un pays secoué par de fréquents troubles sociaux depuis la chute de la dictature en janvier 2011, il s'agit des événements les plus sérieux depuis début 2016. A l'époque, l'unique pays rescapé du Printemps arabe avait connu la plus importante contestation sociale depuis la révolution après la mort d'un jeune lors d'une manifestation pour l'emploi à Kasserine, une autre région défavorisée. «Il y a de l'incitation sur les réseaux sociaux (...), des appels à la désobéissance civile (...) et même au coup d'Etat dernièrement», a déploré lundi soir le porte-parole de la Garde nationale, Khalifa Chibani, sur la radio Mosaïque FM. Le ministre de l'Emploi, Imed Hammami, chargé des négociations sur le dossier El-Kamour/Tataouine, avait auparavant accusé - sans les nommer - «des candidats à la présidence et des partis en faillite» d'être derrière ces évènements. Selon Mosaïque FM, des heurts nocturnes ont eu lieu à Kébili, à plus de 200 km au nord-ouest de Tataouine. Une grève générale a été décrétée hier dans la ville voisine de Douz. Et, en matinée, une centaine de personnes se sont rassemblées à Gafsa (centre), reprenant le slogan de Tataouine - «On ne lâche rien». «La période par laquelle passe la Tunisie est délicate», a commenté Mohamed Ennaceur, le président du Parlement, où une session plénière a été consacrée à la situation. Le gouvernement doit s'attaquer aux problèmes «qui font ressentir aux Tunisiens que rien n'a changé depuis le 14 janvier 2011. Sinon le pire est à craindre», a plaidé le quotidien La Presse. A Tunis, où des manifestations ont eu lieu lundi, certains slogans de la révolution ont ressurgi, dans un contexte où le pouvoir est déjà vivement décrié pour un projet de loi d'amnistie -sous conditions - des faits de corruption. Une jeunesse qui n'a plus rien à perdre «Le chef de l'Etat est responsable de ce décès, de ce qui s'est passé à Tataouine et se passera dans d'autres régions, surtout après son discours» sur le recours à l'armée, a réagi la Coordination nationale des mouvements sociaux. Le porte-parole du gouvernement Iyed Dahmani a lui rappelé sur Shems FM que la Tunisie était «aujourd'hui un régime démocratique» : «Dans toutes les démocraties, il n'y a pas d'autre solution que d'appliquer la loi et de dialoguer avec les manifestants», a-t-il dit. Asef Ben Ammar, analyste économique et politique, craint que la situation ne dégénère. «La situation sort progressivement du contrôle, après le décès d'un manifestant écrasé par une voiture de police. Elle bascule dangereusement de la manifestation paisible à l'insurrection générale : la population est dans les rues, femmes et enfants compris, pour scander et hurler leur colère contre l'utilisation inhumaine de la force et le recours excessif aux bombes lacrymogènes contre les manifestants», a-t-il écrit dans une tribune publiée hier dans la presse tunisienne. «Plusieurs postes de police ont été brûlés et des administrations saccagées entièrement par les manifestants, plusieurs responsables administratifs ont été simplement expulsés de leurs locaux et lieux d'activité. Des hangars et des biens publics ont été volés ou brûlés», témoigne-t-il. Selon lui, la colère vient d'abord des jeunes diplômés. «La première catégorie de jusqu'au-boutistes est sur l'avant-scène du Kamour, elle est visible et constituée de plusieurs milliers de jeunes diplômés vivant un chômage de longue durée, des manifestants vulnérables sans arme, sans casier judiciaire et très démunis pour subvenir aux besoins essentiels requis pour toute personne espérant vivre dignement et correctement», analyse-t-il en poursuivant que ces jeunes qui n'ont plus rien à perdre en s'attaquant aux vannes pétrolières espérant les monnayer comme moyen de pression. «Cela dit, la quasi-majorité de ces jeunes n'ont rien à voir avec les milieux criminels, rien à voir avec l'intégrisme religieux, sans liens avec les milices de la Libye voisine… Ils restent vulnérables aux influences politiques».