L'interdiction des conférences qu'organise le café littéraire d'Aokas inquiète la société civile et les partis politiques. Celle d'avant-hier qui devait s'articuler autour de l'édition du livre amazigh a été carrément empêchée, après que les organisateurs ont bravé l'interdiction de l'administration. Des émeutes s'en sont suivies. Face à ces interdictions répétitives et les risques de dérapages qu'elles charrient, des organisations de la société civile et des partis politiques mettent en garde contre les restrictions imposées à la liberté de réunion et d'expression et la gestion policière de la culture. «Le gouvernement joue avec le feu en persistant dans le refus d'autoriser les activités du café littéraire d'Aokas», a alerté le président du RCD, Mohcine Belabbas. Le bureau régional de ce parti à Béjaïa a dénoncé, dans un communiqué, «la répression pour étouffer la voix de la culture». Suite à la série d'interdictions des conférences organisées par le café littéraire d'Aokas, la société civile s'est mobilisée et a marché samedi dans la ville balnéaire pour apporter son soutien et exiger le respect des libertés consacrées par la constitution. La marche a drainé de nombreux citoyens de la région. Des universitaires, hommes de culture, députés, maires, élus locaux (APW et APC) ont tous tenu à exprimer, par leur présence leur colère contre les atteintes aux libertés. La marche qui a été suivie d'un rassemblement au centre culturel d'Aokas a fini dans un premier temps par imposer la tenue de la conférence en dépit de la présence des forces de l'ordre qui ont voulu l'empêcher. Au moment où le conférencier Ramdane Achab poursuivait sa conférence sur l'édition du livre amazigh, un renfort des forces anti-émeute a fait une irruption violente dans la salle où se tenait la conférence, a saccagé le mobilier du centre culturel puis évacué la salle en insultant et matraquant les présents tout en blessant certains d'entre eux. Cette intervention brutale et musclée a, comme il fallait s'y attendre, dégénéré en émeute et a causé de nombreuses blessures parmi les citoyens présents. Indignation «Par ces agissements hors temps et à l'occasion du 55e anniversaire de la fête de la police algérienne, le pouvoir vient de nous prouver encore une fois que la violence est inscrite dans ses gènes», soutient le RCD, tout en rendant hommage «aux citoyennes et citoyens présents pour leur mobilisation, leur vigilance, leur sens des responsabilités et leur engagement pour les libertés et la culture, seuls remparts contre l'obscurantisme voulu et programmé par les tenants du pouvoir en place». Exprimant sa solidarité avec le café littéraire d'Aokas, le parti de Mohcine Belabbas a dénoncé l'acharnement du pouvoir et ses manœuvres contre toute expression citoyenne soucieuse du développement culturel, social et économique du pays. Pour sa part, le FFS a dénoncé l'interdiction de la conférence sur l'édition du livre amazigh à Aokas. «En dénonçant l'interdiction, nous nous posons la question sur la volonté de polarisation autour d'événements dont l'impact aurait été extrêmement limité», a déclaré Hassen Ferli, chargé de communication du parti. Contacté par nos soins, il a ajouté : «Sur le plan du principe, pour le FFS, la liberté d'expression est un droit intangible ; c'est du débat de la confrontation d'idées qu'on pourrait faire avancer la société et consolider tout ce qui peut être considéré comme acquis démocratique pour lequel nous militons». Du côté des organisations de la société civile, la ligue algérienne de défense des droits de l'Homme (Laddh) s'est indignée et a dénoncé le refus «arbitraire» de l'administration d'autoriser les conférences du café littéraire d'Aokas. Elle tient pour responsables l'administration locale et les pouvoirs publics contre tout dérapage dans cette région balnéaire de Béjaïa. Le bureau de la Laddh de Béjaïa a, dans un communiqué, appelé la population à la clairvoyance et à exprimer ses revendications légitimes dans un strict cadre pacifique et organisé. «Elle appelle les services de sécurité et les pouvoirs publics à la retenue et réitère son appel au respect des droits d'association, d'organisation et d'expression, tous garantis par la Constitution et des conventions internationales des droits de l'Homme ratifiées par l'Algérie», a-t-elle poursuivi. Lui emboîtant le pas, Amnesty international Algérie appelle au respect du droit à la réunion. «Nous demandons le respect de la liberté d'expression, de réunion et de manifestation pacifique, un droit qui est garanti par la constitution algérienne et le pacte international relatif aux droits civils et politiques», lance Brahim Mahdid, chargé de communication de l'ONG. ----------- Réactions ---------- Fatma Lassel, professeur de l'enseignement secondaire à Alger: «Avoir le droit de jouir d'une vie associative…» «Que l'on partage les idées d'une personne, les aspirations d'une communauté, la politique d'un parti ou que l'on s'en positionne diamétralement à l'opposé, je pense qu'il reste impératif de toujours condamner unanimement toute forme de répression policière appliquée abusivement. Un café littéraire est par définition un lieu de réunion et de rencontre où on peut échanger des idées, partager des lectures, débattre d'une parution littéraire ou assister à un spectacle! On ne peut aujourd'hui reprocher à un mouvement associatif l'organisation d'une marche pacifique et d'une conférence «non autorisées». Ils faisaient les choses dans les règles et demandaient des autorisations qui leur étaient refusées systématiquement et abusivement, alors que les mêmes conférenciers tenaient les mêmes conférences ailleurs, parfois à quelques encablures! Pourquoi? Et quand bien même toute manifestation se déroulant sans autorisation serait considérée comme attroupement selon la loi en vigueur, les agents «de l'ordre» ne devaient en aucun cas agir en caïds et s'acharner sur des gens de culture et d'art avec une barbarie propre aux ignares! Les lois votées chez nous pendant les années 90 étaient des lois exceptionnelles décrétées dans un contexte exceptionnel. Elles doivent être abrogées pour redonner à chaque citoyen l'envie de jouir d'une vie associative et politique sans avoir la peur de se voir tabasser et malmener au moindre petit regroupement ! " Amar Ingrachen, journaliste, éditeur: «Protéger le droit de réunion» «L'un des chaînons manquants de la culture en Algérie, les espaces d'échanges et de socialisation des idées et des savoirs. Le vecteur de la culture savante, le livre en l'occurrence, se trouve banni. Dans une telle situation, réprimer des associations qui travaillent bénévolement pour la promotion du livre et qui réussirent à mobiliser des milliers de personnes autour d'elles relève d'un crime de lèse-Histoire. Ce qui s'est passé à Aokas, et qui s'est déjà passé dans d'autres villes du pays, notamment à Béjaïa, à Bouzeguene, à Tizi-Gheniff, est à la fois abominable et dangereux. Abominable parce qu'il montre à quel point les pouvoirs publics sont insensibles à la culture. Dangereux, parce que, ce faisant, le pouvoir algérien jette une forme de suspicion sur les animateurs d'Azday Adelsan n Wequas, qui risque fort bien de saper le moral des acteurs culturels, non pas seulement à Béjaïa mais dans tout le pays. Il faut que tous les intellectuels, les militants politiques, les organisations de la société civile se mobilisent pour protéger le droit des Algériens à se réunir, qui est consacré par la Constitution.»