«Ce n'est pas la révolte en elle-même qui est noble, mais ce qu'elle exige» (Albert Camus). Il y a vingt-neuf ans, la jeunesse algérienne se soulevait pour réclamer plus de liberté et un cadre de vie meilleur. Le 5 octobre 1988, des milliers de jeunes sont sortis dans la rue pour crier leur mal-vie, et ont été réprimés par la force. Une date funeste où des émeutes sanglantes avaient fait 159 victimes, selon les chiffres officiels, plus de 500 morts et des milliers de blessés, selon des sources officieuses. Les raisons de ce soulèvement sont multiples. La situation sociale se détériorait progressivement, à tel point qu'elle avait atteint un seuil intolérable. Un champ médiatique verrouillé, des pénuries en série, des passe-droits, une détérioration du niveau de vie, la crise du logement, tout ceci a suscité le ras-le-bol des citoyens. Ce jour-là, des manifestations sporadiques et non contrôlées ont eu lieu à travers plusieurs villes. Des protestataires en colère ont détruit plusieurs infrastructures de l'Etat et des biens privés. L'armée sort de sa réserve pour contrôler la situation. La crise a duré plusieurs jours, plusieurs villes sont touchées par la furie des événements, dont Alger, Annaba, Oran, Constantine, Tizi Ouzou, Mostaganem… sans compter l'ébullition au sein des universités (Alger, Sétif, Constantine…). Les émeutiers sont pour la plupart jeunes et issus des quartiers populaires d'Alger. Leur action largement spontanée et peu structurée propose une critique désarticulée du pouvoir, sans pour autant opposer de revendications précises. Aucun groupe social particulier ne se distingue entre les jeunes chômeurs, les lycéens, les étudiants. Plusieurs interprétations sont données aux événements du 5 Octobre. Soulèvement populaire, revendications démocratiques, complot, printemps démocratique et récemment, «printemps arabe» prématuré. Ces événements ont, en dépit de tout, marqué l'histoire contemporaine de l'Algérie, qualifiés de premiers jalons du multipartisme et de la liberté d'expression. Le 5 Octobre a marqué la naissance de l'espoir démocratique, du multipartisme, de la presse indépendante et des libertés individuelles. Vingt-neuf ans après ces événements, quelles leçons avons-nous tiré? Que reste-t-il du rêve des libertés (d'expression, de pensée, de culte, de parti, de culture…) porté par le 5 Octobre? Et qu'en est-il concrètement des «acquis» ? Des interrogations qui mènent à croire que la meilleure façon de commémorer octobre 88, c'est d'attirer l'attention sur les tâches qui ne sont pas accomplies par manque de direction. Il faut croire qu'il reste du pain sur la planche. Les idéaux de cette date n'ont pas été atteints dans l'absolu. On n'a toujours pas atteint une culture de politique démocratique profonde. Le principe de l'alternance, l'un des fondamentaux de la pratique démocratique, peine à se faire respecter par certains chefs de partis politiques se revendiquant de l'opposition. Bien que le multipartisme soit assuré dans la Constitution, et qu'une centaine de formations aient été créées, aucun parti ne s'est distingué par une opposition crédible, ni obtenu une large adhésion populaire. L'un des plus importants avantages d'Octobre 1988 est la liberté de la presse et d'expression. Pourtant, de nombreux titres de la presse écrite sont aujourd'hui menacés d'extinction, comme le quotidien La Tribune. à Alger et béjaia: Rassemblements de la société civile Vingt-neuf ans après les tragiques événements de 1988, l'Algérie n'en finit pas avec le débat sur les libertés et l'exercice des droits dans l'espace public. Le destin a voulu que la commémoration du 5 octobre 1988, cette année, intervienne dans un contexte de levée de boucliers par différents acteurs de la société civile, pour défendre les acquis arrachés au prix du sang. L'appel à un rassemblement, aujourd'hui à Béjaïa, mobilise déjà des centaines de participants et plusieurs associations et organisations pour «dénoncer les atteintes à l'exercice des libertés publiques». A l'initiative de la LADDH avec le soutien du Collectif citoyen pour la défense des libertés, l'action qui aura lieu devant le siège de la wilaya de Béjaïa fait suite à l'interdiction signifiée à la Ligue, par l'administration locale, de tenir son université d'automne. Une activité transformée désormais en «université populaire» qu'organisera la LADDH juste après le rassemblement, à la place Saïd Mekbel. Alors que les services de la Drag demandent aux organisateurs de «clarifier leur situation administrative d'abord puis activer de manière légale», la Ligue algérienne pour la défense des droits de l'homme répond par les autorisations déjà accordées pour plein d'autres activités par le passé et même la participation de son président, maître Hocine Zahouane, aux consultations menées par Ahmed Ouyahia en 2014 autour de la révision constitutionnelle. Plus d'une dizaine d'entités, entre partis politiques, syndicats et ONG dont le Comité de solidarité avec les travailleurs (CST), le Café littéraire de Béjaïa (CLB), le Café littéraire d'Aokas (CLA), la Coordination du SNAPAP de Béjaïa, le Parti socialiste des travailleurs ( PST), l'Union Démocratique et sociale ( UDS), le Forum Socialiste (FS) et l'Initiative citoyenne Béjaïa (ICB) ont répondu favorablement à l'appel. Pour sa part, Amnesty international Algérie a appelé, hier, les autorités, à lever toutes les restrictions imposées au droit à la liberté d'expression, d'association et de réunion garantis par la Constitution. «Les militants d'AI-Algérie participeront à ce rassemblement non seulement pour exprimer notre soutien à la Laddh mais aussi demander aux autorités algériennes de ne pas restreindre de manière arbitraire et injustifiée les activités des associations. Nous rappelons que le projet de loi relatif aux associations est inscrit à l'ordre du jour de la session 2017-2018 du Parlement. Amnesty International demande à ce que cette nouvelle loi soit conforme à la Constitution et aux textes internationaux ratifiés par l'Algérie», a déclaré Hassina Oussedik, directrice de l'antenne Algérie de l'ONG. Outre l'action de Béjaïa, un autre rassemblement sera organisé à Alger, au jardin Khemisti, à proximité de la Grande-poste cette fois-ci, à l'initiative de l'association Rassemblement-Actions-jeunesse (RAJ). Cette dernière, qui réitère son appel à «consacrer le 5 octobre journée nationale de la démocratie», a rendu publique une déclaration dans laquelle elle relève une «volonté de remise en cause des acquis sociaux des travailleurs et des couches vulnérables». «Nous assistons également, tous les jours, aux violations des droits humains, aux atteintes aux libertés individuelles et collectives. La liberté d'association, de réunion et d'expression continuent d'être malmenée à travers un arsenal de lois répressives et arbitraires», fera remarquer RAJ. Pour cette association de jeunes, «l'avènement d'un Etat de droit et démocratique, seul à même de faire face aux défis qui se posent à la nation dans un contexte régional et international des plus instables, demeure un vœu pieux», accusant le pouvoir de «recourir à la répression, au musellement et à l'étouffement dans l'objectif de se maintenir en place». Le rassemblement sera précédé par le dépôt d'une gerbe de fleurs en hommage aux victimes des événements d'octobre 88, alors que durant cette après-midi, plusieurs acteurs conférenciers interviendront autour des thématiques «Acquis d'octobre 88, état des lieux et perspectives» et «Situation politique, économique et sociale de l'Algérie, entre impasse et espoir». 12e anniversaire de la réconciliation nationale: L'appel des associations des disparus A l'occasion de la célébration du 12e anniversaire de l'adoption de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, la coalition des associations de victimes de la tragédie nationale organise des journées contre l'oublie à travers des expositions, des projections de films documentaires et de conférences débats. L'ouverture de cette semaine d'activité s'est déroulée, hier, au siège national du FFS à Alger avec une exposition photos des victimes du terrorisme et des disparus de la décennie noire. Cette exposition a été suivie d'une conférence de presse animée par les animateurs de la coalition qui ont insisté sur la vérité et la justice, dénonçant le silence et l'oubli imposés par la Charte pour la paix et la réconciliation nationale. «Nous continuerons, en toutes circonstances et dans toutes les conditions, à parler de nos enfants disparus. Nous avons dénoncé et mené campagne dès le début contre la Charte qui prône l'oubli et le silence des parents des victimes», a déclaré Nacera Dutour, porte-parole du Collectif des familles de disparus en Algérie. Le dossier des disparus est l'un des points noirs de la décennie noire. Il continue d'alimenter le débat jusqu'à aujourd'hui, alors que les parents des victimes refusent de céder aux turpitudes des temps dures qui passent. Malgré le poids de l'âge et les maladies, les mères continuent d'occuper le terrain, à la recherche de leurs fils qui leur ont été arrachés à la fleur de l'âge. «Nous réclamons la vérité, la justice et la mémoire», proclame Mme Dutour qui appelle à l'écriture de l'histoire de la décennie noire. «Quand on écrit l'histoire, ça sera pour les générations futures pour éviter que ça recommence», a-t-elle expliqué, refusant de tourner la page avec facilité. Pour sa part, Mme Boucheref de SOS Disparus a souligné que les parents des disparus ne cesseront jamais de batailler, à la recherche de la vérité sur le sort de leurs proches. «Qu'a-t-on fait de nos enfants ? S'ils sont morts, où sont-ils enterrés ? Qu'ils nous le disent !», a-t-elle lancé. Soutenant que la justice et la vérité sont les principales revendications de son association, l'oratrice a affirmé, en réponse aux propositions d'indemnisations, que «personne ne peut échanger son fils contre l'argent». De son côté, Hacene Ferhati, un militant de la cause, a appelé à l'ouverture des tombes sous X pour effectuer des tests ADN afin d'identifier les personnes qui y sont enterrées. «Si on fait ça, on soulagera de nombreuses familles», a-t-il argué, ajoutant que personne ne connaît le nombre exact des disparus pendant la tragédie nationale. L'intervenant a affirmé que les associations de défense de la mémoire des disparus ne sont pas contre la paix et la réconciliation. «Mais il faut donner la parole aux victimes pour s'exprimer. Les mères sont en train de mourir. Plusieurs d'entre elles sont malades et leur seule préoccupation est de connaître le sort de leurs fils. Elles vivent la douleur à chaque instant», a-t-il déclaré, estimant que plus de 30% des familles des disparus ont refusé les indemnisations qui leur ont été proposées. Les conférenciers ont affirmé qu'ils n'ont engagé aucun contact avec le nouveau Conseil national des droits de l'homme, institué par la nouvelle Constitution en remplacement de la Commission nationale consultatif pour la protection et la promotion des droits de l'homme (CNCPPDH). La raison ? Ce conseil ne peut pas peser sur la décision politique, a-t-on justifié. Ils ont affirmé, en revanche, qu'ils sont en contact avec les associations internationales qui défendent la cause des disparus à travers le monde. Ils ont regretté, en outre, le refus des autorités algériennes d'autoriser la visite du groupe de travail des nations unies sur les disparitions forcées en Algérie. A la fin de cette conférence, un documentaire réalisé par Hacene Ferhai et Othman Aouameur, intitulé «Où sont-ils ?» a été projeté. Fella H, Aïssa Moussi et Karim Aimeur