Hakim Addad est secrétaire général de l'association Rassemblement actions jeunesse. Depuis sa création en 1993, le RAJ a été l'une des rares associations, voire la seule à ne jamais manquer le rendez-vous du 5 Octobre, en réitérant la même revendication : instituer le 5 Octobre journée nationale pour la démocratie. Tout d'abord, comment avez-vous vécu Hakim Addad, à titre personnel, le 5 Octobre 88 ? Personnellement, je me trouvais en France à cette époque-là et étais déjà militant dans des associations citoyennes. Très rapidement, on a pris un peu le relais en termes d'information sur ce qui était en train de se passer lors de ces journées sanglantes, en particulier à Alger. Nous avons ainsi organisé plusieurs conférences sur la question et j'ai souvenir d'une grosse manifestation unitaire à Paris en solidarité avec les manifestants en Algérie contre la répression et la torture. C'était une manière de contrecarrer cette fumeuse phrase qui disait que ce n'était qu'un « chahut de gamins » pour lui rétorquer que bizarrement, ce « chahut de gamins » avait énormément de retentissement et de soutiens à travers le monde. Vous êtes surtout connu comme étant une figure de proue de l'association Rassemblement actions jeunesse. Chaque année, le RAJ commémore infailliblement la journée du 5 Octobre. Pouvez-vous nous expliquer ce que représente exactement le 5 Octobre pour le RAJ ? Je suis un militant parmi beaucoup d'autres au sein du RAJ. Je profite d'ailleurs de cette tribune pour rendre un hommage appuyé à toutes celles et tous ceux qui militent dans le RAJ et qui alimentent cette association avec leur courage et leur sincérité, au moment où une grande partie de la jeunesse et de la population algériennes parle de quitter le pays. De voir et d'avoir des jeunes, surtout à l'intérieur du pays, filles et garçons qui continuent à porter l'étendard de l'espérance, malgré leurs difficultés de vie, force le respect. Cet hommage va au-delà des « enrajés » et s'adresse aussi à toutes celles et tous ceux qui, chacun dans son coin, quelle que soit son action ou sa fonction, dans l'université ou l'entreprise, participe à faire vivre l'espoir. Le RAJ commémore cette date depuis sa création officielle en 1993, tant il s'inscrit dans le prolongement naturel du mouvement d'Octobre 88. Pour nous, ce mouvement – et non ces émeutes – a changé en profondeur, qu'on l'admette ou non, le paysage politique et social de l'Algérie. Dès le départ, nous avons estimé au RAJ que nous nous devions de continuer à transmettre les messages véhiculés par Octobre 88. Il y a trois messages essentiels que nous délivrons, en l'occurrence. Le premier message, c'est d'abord un travail de mémoire pour dire qu'il ne faut pas oublier pour ne pas recommencer, convaincus que nous sommes que cette date doit rester gravée dans la mémoire collective algérienne. Notre deuxième message porte sur la reconnaissance des martyrs d'Octobre 88 et le combat de ceux qui se sont battus à ce moment-là et pas seulement les gens qui ont disparu. Troisième chose, en étant là, nous disons que nous devons continuer à nous mobiliser pour la liberté et la justice sociale et ainsi pérenniser certains acquis du 5 Octobre 88. N'oublions pas que l'octobre des libertés en Algérie est arrivé en 88, soit bien avant décembre 89 et la chute du Mur de Berlin avec son lot de démocratie en Europe de l'Est. Comment s'organisent ces commémorations et autour de quels mots d'ordre ? La cérémonie principale se fait symboliquement à Sahate Echouhada, à Alger, mais d'autres initiatives sont organisées dans d'autres villes du pays où il y a des comités de RAJ. Certaines commémorations ont vu la participation d'autres associations comme l'Association des victimes d'Octobre 88, surtout à Béjaïa, ou encore SOS Disparus et d'autres, mais c'est vrai que c'est le RAJ qui porte un peu seul sur ses épaules tant la commémoration du 5 Octobre, le jour J, que les manifestations qui sont organisées autour du 5 Octobre. De notre point de vue, il ne s'agit pas seulement de se pointer avec une gerbe de fleurs à la place des Martyrs, de lire la Fatiha, d'observer une minute de silence, de se chamailler ou de jouer des coudes à chaque fois avec la police et de repartir chez soi. Il faut aussi faire parler ces événements fondateurs en organisant des conférences-débats autour de gens qui ont vécu ces moments-là, des gens du milieu politique, associatif, journalistique, syndical ou citoyen tout simplement pour éclairer un peu plus notre lanterne sur ce qu'a été Octobre 88 et ce que nous devons faire avec dans l'avenir. Y a-t-il quelque chose de particulier pour ce 20e anniversaire ? Cela est un appel à participation. Nous prévoyons un séminaire de deux jours à Alger les 3 et 4 octobre à la Fondation Friedrich Ebert avant la cérémonie du 5 octobre qui aura lieu comme d'habitude à la mythique place des Martyrs à 12h 30, avec la même revendication centrale, à savoir exiger que le 5 octobre soit reconnu journée officielle pour la démocratie. Lors de ce séminaire, nous mettrons l'accent sur le bilan de ces vingt ans. Nous allons nous pencher également sur les perspectives du mouvement social et politique de façon à perpétuer le message d'Octobre 88. Des organisations politiques et sociales, des responsables politiques et syndicaux seront conviés à cet effet ainsi que des défenseurs des droits humains à l'instar de Mustapha Bouchachi, président de la Laddh, et des représentants du monde associatif. Par ailleurs, nous examinerons, cette année, la question des frontières de toutes sortes imposées aux peuples à l'intérieur du Maghreb. Je veux parler de la charte de Tanger qui, en 1958, avait posé les jalons d'un Maghreb sans frontières, et avait soulevé le rêve et l'espoir que les habitants de la région constituent une même entité. Nous consacrerons donc une conférence au 50e anniversaire de la charte de Tanger et ses perspectives. Pour cela, nous sollicitons un grand monsieur, j'ai nommé, Abdelhamid Mehri qui, nous semble-t-il, est le plus à même de parler de cette question. Nous invitons aussi des représentants de pays nord-africains sans toutefois préciser les dates de leur arrivée afin qu'il n'y ait pas de « grève surprise » de quelque compagnie aérienne à la dernière minute, si vous voyez ce que je veux dire… Que vous inspire le fait d'entendre que vous êtes l'une des rares associations à se revendiquer de la lignée d'Octobre 88 ? Y aurait-il un « malaise » autour du 5 Octobre ? Cette date serait-elle devenue un « tabou » ? Malaise, tabou, amnésie entretenue, tous ces mots traduisent effectivement une volonté d'occulter cette date. Cela ne flatte pas notre ego d'être malheureusement les seuls à célébrer ces événements régulièrement, même si à certains moments, il y a eu d'autres organisations qui se sont jointes à nous lors de certaines commémorations. De souvenir de militant algérien ayant toujours célébré Octobre 88, il y a toujours eu avant et pendant octobre, de grosses difficultés à organiser quelque chose autour de cette date, à faire parler les gens, y compris la classe politique, y compris aussi nos amis de la presse, alors qu'ils devraient la porter un peu comme leur date de naissance. Autant nous comprenons que le pouvoir veuille enterrer le 5 Octobre et organiser une amnésie collective autour de ce moment historique, autant nous sommes dubitatifs devant le peu d'intérêt manifesté aussi bien par la classe politique de la famille dite « démocratique » que par les médias dits « indépendants » à l'endroit d'une date annonciatrice d'une Algérie nouvelle, voire carrément d'une mise sur les rails d'une deuxième République. M. Ouyahia déclarait récemment que la rue n'a été pour rien dans ce soulèvement populaire et que ce sont les contradictions internes au système qui ont été à l'origine d'Octobre 88. Qu'avez-vous envie de lui répondre ? A lui, rien. Je constate seulement que M. Ouyahia a une vision fort limitée, très « œillères », des choses. C'est un débat sur lequel le RAJ s'est longuement penché et nous avons approché à cet effet, entre autres, des personnalités qui à l'époque faisaient partie du pouvoir. Pour ne citer que lui, M. Hamrouche disait, dès 1996 lors d'une université d'été de RAJ, que le mouvement populaire a débordé les luttes de sérail. Cette thèse, selon laquelle la population n'a jamais revendiqué la démocratie et que tout cela est l'œuvre du système, est une lecture éculée, insultante même, comme si le peuple ne pouvait pas s'émanciper sans eux. En ce qui nous concerne, nous sommes arrivés à la conclusion qu'il y avait eu en effet des luttes idéologiques et d'intérêts au sein du sérail, mais en même temps, nous revendiquons le fait que la population algérienne, les jeunes en particulier, a été beaucoup plus loin dans les revendications que le simple « chahut de gamins » qu'avait voulu organiser le pouvoir. Les jeunes l'ont poussé vers beaucoup plus de changements qu'il ne le voulait, l'ouverture politique par exemple. Pour revenir aux acquis d'Octobre 88 et en particulier la question des libertés fondamentales, pensez-vous qu'il y a un recul des libertés depuis le retour de M. Bouteflika aux affaires ? Ces libertés acquises dans la douleur ont commencé en vérité à être enterrées par le régime en place à partir de l'arrêt du processus démocratique et électoral en 1992. Donc, ce n'est pas particulier à l'arrivée de Bouteflika en 1999. C'est une question de régime plus que d'hommes. On peut évidemment parler de sa gestion et de son zèle dans l'écrasement des libertés. L'état d'urgence, faut-il le rappeler, est toujours en cours depuis 1992. Les restrictions à la liberté de la presse, les entraves à l'activité politique partisane, syndicale ou associative libre, les atteintes aux droits humains sont quotidiens. A quoi, il convient d'ajouter l'interdiction d'occuper la rue qui est le plus grand acquis d'Octobre… Tout à fait. Depuis juin 2001, il nous est interdit de manifester dans les rues d'Alger. Aujourd'hui, le verrouillage est presque total et tant que nous ne sommes pas tous jetés en prison, nous pouvons nous estimer heureux et nous pouvons nous réjouir de notre petit lopin de liberté, dont il faut profiter avant qu'il ne soit trop tard. A tout cela, nous disons non. Comme le dit le slogan « Soyons réalistes, exigeons l'impossible ! » La rue est à ceux qui l'occupent. Avis à la population : rendez-vous pacifique le 5 octobre. Craignez-vous plus de verrouillage avec un troisième mandat de Bouteflika ? C'est une question de régime, pas seulement d'hommes encore une fois. Qu'il y ait troisième mandat de M. Bouteflika ou premier mandat d'un autre, avec ce même régime, les choses peuvent s'aggraver. Bien sûr, si le régime continue sur cette voie « boutefliko-ouyahienne », cela risque fortement d'empirer. Mais, le régime algérien doit faire très attention, parce qu'il y va maintenant de sa propre survie. Il ne pourra pas éternellement verrouiller la cocotte minute sans laisser échapper un trou d'air, sinon, ça lui explosera à la figure. « Tout pouvoir excessif meurt par son excès même ». Ils devraient méditer cette phrase là haut. Avec ce que nous voyons comme déflagrations à travers l'Algérie, tous les jours de l'année, il est à craindre qu'un jour ou l'autre, il y ait une explosion généralisée. Vous pensez qu'un autre 5 octobre n'est pas à écarter ? Absence de libertés, injustices sociales, répression, absence de projets sérieux et autres : les ingrédients sont presque tous réunis comme à la veille d'Octobre 88. Cela dit, un tel scénario n'est pas appelé de nos vœux, parce que nous pensons que la répression sera extrêmement dure et nous ne voulons pas qu'il y ait plus de sang et de martyrs qu'il n'y en a eu d'Octobre 88 à ce jour. Mais, vu toutes les injustices, un tsunami populaire n'est pas à écarter. Et c'est pour cela que nous crions société réveille-toi ! Nos gouvernants sont devenus fous. Le pouvoir ne sera pas le seul perdant s'il y a ce tsunami populaire. Cela risque d'être le chaos. Dans RAJ, il y a « jeunesse » et souvent, le 5 Octobre a été associé à la jeunesse insurgée. Quelle appréciation faites-vous de la place faite aux jeunes dans la société ? La jeunesse est présente essentiellement à travers les unes des journaux qui parlent sans cesse de la détresse des jeunes Algériens en termes de harraga, kamikazes, drogue, suicide. Mais malheureusement, hormis les manchettes des journaux, elle n'a pas la place qui lui est due dans la représentation nationale et encore moins dans les institutions. D'où la persistance de ce malaise et de ce cri de rage d'Octobre 88 qui continue à se faire entendre à ce jour… Aussi, devons-nous en tant qu'organisations sociales, politiques, servir de canal d'expression et de mobilisation pacifique dans la société. Il faut que les initiatives autour des libertés se multiplient. Nous pouvons comprendre ce qui a pu amener les jeunes à s'exprimer par l'émeute et cette responsabilité incombe en premier lieu au pouvoir qui a fermé tous les canaux d'expression pacifique dans ce pays et qui, de surcroît, utilise la violence comme forme de gestion de la société, quitte à la créer. C'est pour cela que nous disons à ces jeunes que ce n'est pas la meilleure des solutions. Il faut recréer en eux la foi en la lutte, politique et citoyenne, il faut les amener à s'organiser, à se mobiliser à travers des structures qui, même si elles ne leur conviennent pas totalement, sont là pour leur donner la possibilité de revendiquer leurs droits de manière collective et plus efficace, avec, on l'espère, de meilleurs résultats que la casse. Ceci justement est l'un des acquis d'Octobre 88.