Si l'homme se présente avec beaucoup d'humilité, il est une véritable encyclopédie. Passionné des livres, son univers reste rivé à la lecture et arrimé à la culture. D'un grand intérêt, il s'intéresse à tout sans exclusive. Epris d'universalité, il ne se cantonne pas à évoquer le passé, mais semble ouvert à l'avenir et au progrès. Dans la rue, au café ou au bureau, il n'hésite pas à discourir amplement sur les grandes questions d'actualité durant des heures. Très communicatif, prolixe à volonté, Abderrahmane Rebahi rappelle que la persévérance est le moteur de tout individu qui veut s'inscrire dans la voie de la réussite. Pour preuve, son parcours atypique qui l'a mené vers son premier amour, la lecture. Auteur de plusieurs ouvrages et éditeur exécutif dans plusieurs maisons d'édition, il baigne dans cette atmosphère culturelle qu'il affectionne particulièrement. Dans cet entretien, il a accepté de parler sans détour. A l'image de l'homme et de sa vie. D'abord, un tout petit mot sur votre parcours professionnel. Vous avez débuté dans la vie comme journaliste, n'est-ce pas ? Ce n'est pas tout à fait exact. Avant d'entrer en presse, j'ai travaillé dans l'administration, j'ai enseigné au Petit-Séminaire Saint Augustin, chez les Pères Blancs, à Notre-Dame d'Afrique, et, à l'occasion, j'ai même donné des cours particuliers à des gosses de riches… Ma carrière dans la presse a commencé en 1982 dans le service de la correction du quotidien El Moudjahid, avant de passer à la Culturelle, puis à la rubrique Société. Et je vous avouerai que, dans mon enfance, j'ai même travaillé dans une crémerie-épicerie, chez Ammi Hammou (Dieu lui fasse miséricorde !), où je m'occupais essentiellement du côté administratif, si l'on peut parler ainsi, c'est-à-dire les comptes, le calcul des prix de vente à afficher par rapport à la facture d'achat - il faut se rappeler qu'on ne plaisantait pas avec le prix de la taxe dans les premières années de l'Indépendance ! -, et des tas d'autres petites bricoles. Aujourd'hui, je peux affirmer sans exagération aucune que si nos gestionnaires actuels pouvaient gérer les entreprises et institutions du pays avec autant de rigueur et de même sérieux que ce véreux et obscur épicier kabyle analphabète, mais bourré de cet humble bon sens populaire qui constitue le sel de la terre algérienne, eh bien, je crois que nous serons sauvés ! Je suis comme Jorge Amado (lisez ou relisez donc La Boutique des miracles !) et je crois fermement que la vérité est dans le peuple. Le peuple, le bon peuple et non pas la foule qui est son plus infect dévoiement, est dans son ensemble toujours saine et incorruptible. Vous apprendrez avec une vieille femme kabyle ou chaouïa ce que ni les livres ni les études classiques ne vous donneront jamais. Il est difficile de vous cerner. Vous êtes auteur, éditeur, journaliste… Pour quelles raisons avez-vous suivi la voie de l'écriture ? Bonne et difficile question ! Nul dans la vie ne peut réellement expliquer ses actes et ses orientations de façon logique et cohérente. Il y a là une grande part de déterminisme. On croit choisir, alors qu'on est choisi, porté par le cours d'événements qui ne nous laissent aucune marge de manœuvre et motivé par de nombreux facteurs inconscients mais cependant irrésistibles. J'ai commencé à écrire très jeune. Mon premier poème date de l'âge de neuf ans ou dix ans. Il y a une grande part d'autisme dans le comportement de beaucoup d'auteurs de fiction qui passent leur temps à imaginer des histoires, à créer des personnages et à écrire dans leur tête. En ce qui me concerne, je pense que c'est surtout le fait d'avoir été dès mon plus jeune âge un grand dévoreur de livres de toutes sortes qui a le plus influé sur mon parcours et mes orientations. Vous avez publié en 1998 un recueil de boûqâlât intitulé Bakhkharnâk ba 'l-djâwî (Nous t'avons fumigée au benjoin), est-ce le fruit des réminiscences de votre enfance ou bien alors c'était pour tenter de sonder l'univers féminin ? Ce recueil totalement en arabe (introduction, pièces choisies et annotations) était en fait une première éditoriale. Le lectorat de graphie essentiellement arabe n'avait jamais eu entre les mains un ouvrage strictement en arabe consacré au jeu de la boûqâla et aux textes poétiques qui y sont traditionnellement utilisés. Tous les ouvrages qui avaient été publiés auparavant s'adressaient à des lecteurs de langue française, même si les textes arabes originaux y figuraient en regard de la traduction française. Parmi ces travaux, je crois que le livre de Kaddour M'hamsadji est le plus connu, car simple et très explicatif. Le recueil que j'ai publié en arabe dont la version bilingue devait paraître en plusieurs livraisons dans les colonnes d'El Moudjahid (décembre 1999), regroupait les plus beaux textes poétiques, une espèce de best of, servant au jeu de la boûqâla. Je n'avais jamais eu la prétention de vouloir sonder l'univers féminin, celui-ci étant par essence insondable. Tout gosse et même beaucoup plus tard, j'ai assisté à plusieurs séances de ce jeu, qui m'ont profondément marqué. Le rituel et tout le reste m'agaçaient au possible. Seuls m'enchantaient les délicats et parfois très ingénus accents des pièces de vers. Un parfum d'Andalousie perdue ! Votre recueil reprend-il tout le répertoire des boûqâlât ou seulement une partie de celui-ci ? Il me semble nécessaire de souligner ici qu'il n'existe pas et qu'il n'existera jamais de répertoire définitif et donc statique de l'expression culturelle populaire orale, qu'il s'agisse de poésie et de chants, de proverbes ou adages, d'énigmes et devinettes ou de n'importe quelle forme du patrimoine populaire immatériel. Je viens de vous expliquer que l'abondance et l'inégalité qualitative de la matière m'ont contraint d'opérer un choix qui, comme toute œuvre de sélection, a son côté inévitablement arbitraire. J'ai donc retenu celles qui m'avaient semblé être les plus belles des quelque cinq cents pièces de poésie que j'avais consignées ou apprises par cœur. J'en ai éliminé plus des trois cinquièmes (les médiocres et les variantes ne présentant pas d'intérêt réel). Il faut savoir qu'un répertoire exhaustif et définitif est chose impossible à réaliser, car pour pouvoir mener à bien une tâche semblable, il faudrait constituer des équipes d'enquêteurs culturels sur le terrain qui, patiemment et méthodiquement, iraient interroger la mémoire des gens. Or, le jeu de la boûqâla était traditionnellement connu et pratiqué par les femmes citadines d'Alger, de Dellys, de Blida, de Cherchell, de Miliana, de Médéa et de Béjaïa… Vous venez d'évoquer la liste des villes (Alger, Dellys, Blida, Cherchell, Miliana, Médéa et Béjaïa) où la coutume du jeu de la boûqâla est ancrée depuis très longtemps au sein de la société féminine. Pourquoi ne retrouve-t-on pas cette pratique dans d'autres régions d'Algérie ? Ces villes et cités seraient les seules où le jeu de la boûqâla est pratiqué de très vieille date. Cela s'explique en partie par le fait que toutes ces cités avaient reçu un afflux migratoire très important de provenance andalouse (musulmans et juifs), tout particulièrement les villes côtières, comme Alger, Dellys, Béjaïa et Cherchell. Je crois utile de rappeler que Tlemcen et sa région connaissent pour leur part un autre type de divertissement, essentiellement féminin, le tahwâf, ou jeu de l'escarpolette, accompagné de chants qui sont très proches des textes déclamés dans les séances du jeu de la boûqâla. Au Maroc, et particulièrement à Fès, il y avait autrefois le mawsim el-houbb ou saison de l'amour, où les femmes déclamaient de petits poèmes en l'honneur de l'être aimé. Tout cela pour dire que c'est l'essence andalouse qui orne et domine tous ces divertissements populaires. J'espère qu'on songera à créer un centre d'études et de recherches sur la civilisation andalouse et son apport à la vie sociale et culturelle maghrébine. Je rappelle que, tout seul et avec des moyens dérisoires, l'émérite professeur tunisien Abdeljelil Temimi a réussi à créer un centre d'études et de recherche sur les provinces arabes à l'époque ottomane, qui se trouve à Zaghouan et qui aujourd'hui est une véritable institution de notoriété mondiale. Vous interveniez autrefois dans les colonnes d'El Moudjahid et d'Horizons avec des articles sur l'Islam. Comment expliquer ce penchant pour les choses de la religion ? Cela a commencé en 1986 à El Moudjahid, puis à Horizons. On avait estimé en haut lieu que, durant tout le mois de Ramadhan, il fallait publier une page dédiée à la culture religieuse musulmane et à la civilisation de l'Islam. Cette rubrique devait beaucoup plus se soucier de vulgariser les principes élémentaires de la morale musulmane (persévérance, sincérité, sacrifice de soi, générosité, etc.) que des grandes questions théologiques. Mohamed Abderrahmani et Mouloud Achour (mon responsable direct à l'époque) m'ont demandé si j'étais en mesure de m'en occuper. J'ai dit oui sans réfléchir à l'ampleur et la délicatesse de la tâche. Imaginez un peu que j'avais une chronique à pondre chaque jour et tout le reste d'une page de journal grand format à animer d'une matière que je devais trier, sélectionner, mettre en forme et corriger ! C'est grâce à Rabéa Ferguène, qui m'avait prêté sa petite machine à écrire Brothers portative que j'ai pu m'en sortir avec brio. Puis j'ai continué, avec un passage à Horizons, sous la direction de Naama Abbas, avec Nouredine Hiahemzizou, Ramdane Djazaïri, Yazid Saada… Dès que je terminais les pages d'Horizons, je dévalais l'escalier jusqu'au premier étage du 20, rue de la Liberté pour rejoindre le regretté Mouloud Benmohamed afin d'aller m'occuper du supplément similaire d'El Moudjahid, chronique et tout le reste. Aujourd'hui, est-ce exact, vous travaillez dans plusieurs maisons d'édition ? Peut-on savoir quel rôle vous y tenez ? Exactement. Depuis 2004, je suis dans Alger-Livres éditions de Kamel Chehrit, ancien journaliste d'El Watan, que vous connaissez bien, et depuis quelques mois, j'essaie de donner un petit coup de main à Sid Ali Sekheri, libraire-éditeur à l'enseigne alléchante de Mille-Feuilles. Je collabore également, mais très accessoirement, avec les éditions Berti, spécialisées dans le droit, la médecine, l'informatique et la gestion. Mon rôle là-dedans ? Je m'occupe un peu de tout : coordination, examen des manuscrits, préparation des contrats, un peu de rewriting et tout le reste, quoi ! Chez Berti, qui est une maison très bien structurée, je me limite à la consultation et au rewriting.