Longtemps victime de la chape de plomb mémorielle qui pèse sur le passé colonial de la France, la date sanglante du 17 octobre 1961 a fini par s'imposer dans l'agenda commémoratif hexagonal. Depuis 1991, à l'aube de chaque automne, elle bat le rappel de milliers de personnes. Dans un élan désormais rituel, militants politiques de gauche, animateurs associatifs et historiens se retrouvent aux quatre coins de la région parisienne. Le temps d'un recueillement à la mémoire des centaines d'Algériens assassinés par la police de Maurice Papon et, surtout, d'un appel pour la reconnaissance officielle d'un «crime d'Etat». «Soldats de la mémoire» selon la formule imagée d'un historien, nombre de ces militants se sont rassemblés, hier en fin d'après-midi, à Saint-Michel au cœur du Paris historique. Le choix du lieu est loin d'être fortuit. Théâtre parmi d'autres de la chasse aux FMA (Français musulmans d'Algérie), il restera dans l'histoire comme le lieu le plus emblématique de la répression anti-algérienne. C'est en effet sur ce pont reliant les deux rives de la Seine que la liste des victimes d'octobre a été ouverte. Elle le sera durant plusieurs jours avec un bilan de quelque 300 victimes, selon les estimations les plus concordantes. Plusieurs Algériens ont été jetés dans les eaux glaciales du plus grand fleuve parisien, à moins de dix mètres de la préfecture de Police. Saint-Michel a longtemps caché cette dimension tragique de son histoire. Il aura fallu des années de combat militant et l'élection du socialiste Bertrand Delanoë à la tête de la mairie de Paris pour que le 17 octobre 1961 s'inscrive dans l'espace parisien. Une plaque commémorative a été débaptisée le 17 octobre 2001 à l'occasion du quarantième anniversaire de l'événement. «A la mémoire de nombreux Algériens tués lors de la sanglante répression de la manifestation pacifique du 17 octobre 1961», y lit-on. Une formule sobre d'une quinzaine de mots synonyme de reconnaissance du crime par la Ville de Paris. Inaugurée au plus fort du débat sur les aveux morbides du général Paul Aussaresses sur l'exécution de Larbi Ben M'hidi et de Me Ali Boumendjel, la plaque est saluée comme un premier pas vers la reconnaissance étatique. Huit commémorations plus tard, une prise de position de l'Etat français se fait toujours attendre, au grand dam des «soldats de la mémoire». «48 ans après, la vérité est en marche», se réjouissent les initiateurs du rassemblement d'hier. Ils en veulent pour illustration les travaux historiens menés depuis une vingtaine d'années et les rapports officiels commandés par le gouvernement socialiste de Lionel Jospin (1997-2002). Cette somme a permis de faire voler en éclats le récit officiel. Outre qu'il réduisait à trois le nombre de victimes, celui-ci y voyait dans la tragédie le résultat de «règlement de comptes sanglants» entre le FLN et le MNA (Mouvement national algérien de Messali Hadj). Pour productive qu'elle soit, la marche de la vérité n'a pas levé tous les obstacles érigés par la chape de plomb mémorielle. Militants politiques, animateurs associatifs et historiens pointent la responsabilité de l'Etat. La France, soulignent-ils à l'appui du rassemblement d'hier, «n'a toujours pas reconnu sa responsabilité» dans ses guerres coloniales, «en particulier la Guerre d'Algérie» et son «cortège de drames et d'horreurs». Mémoire d'octobre Les militants de la «mémoire d'octobre 1961» ne cachaient pas, hier, leur courroux et tenaient à l'exprimer à grand renfort de banderoles et de tracts. A leurs yeux, non seulement l'aveu officiel sur les rafles anti-algériennes tarde à se faire, mais l'actualité mémorielle est marquée par l'agitation des adeptes de la «nostalgérie». Militants irréductibles de «l'Algérie française», ces ultras rejouent éternellement la guerre, au risque d'offenser des pans entiers de la société française. Les plus bruyants d'entre eux «osent encore, aujourd'hui continuer à parler des "bienfaits de la colonisation" et des honneurs "officiels" sont rendus aux criminels de l'OAS». La commémoration du 48e anniversaire intervient sur fond de cheminement du projet de création d'une Fondation pour la mémoire de la Guerre d'Algérie. Voulue par l'article 4 de la loi du 23 février 2005 de triste mémoire, cette structure a constamment été combattue par les historiens. Le ministre français chargé des Anciens combattants vient de rappeler la volonté du gouvernement Fillon d'en hâter la création. «Une telle Fondation risque de se retrouver sous la coupe d'associations nostalgiques qui voudraient pouvoir exiger des historiens qu'ils se plient à la mémoire de "certains" témoins», redoutent les organisateurs du rassemblement de Saint-Michel au rang desquels des historiens. Or pour être fidèles à leur mission scientifique, «ces derniers ont besoin de pouvoir accéder librement aux archives, échapper aux contrôles des pouvoirs ou des groupes de pression et travailler ensemble, avec leurs homologues, entre les deux rives de la Méditerranée». Développer des lieux de mémoire Un tel exercice ne se présente pas sous les meilleurs auspices. Votée en 2008, une nouvelle loi française sur les archives fixe, en effet, des délais de consultation aux dossiers judiciaires. Une disposition de nature à retarder les recherches sur bien des aspects de la Guerre d'Algérie «en particulier les recherches sur l'organisation criminelle de l'OAS». Plus que jamais, «la recherche de la vérité s'impose pour cette période sombre de notre histoire comme elle s'est imposée pour la collaboration vichyste avec l'Allemagne nazie», insistaient les appels diffusés hier à Saint-Michel. «Ce n'est qu'à ce prix que pourra disparaître la séquelle la plus grave de la guerre d'Algérie, à savoir le racisme dont sont victimes aujourd'hui nombre de citoyens ou de ressortissants d'origine maghrébine ou des anciennes colonies.» Depuis le début de cette décennie, plusieurs mairies de la région parisienne ont baptisé des places à la mémoire des victimes du 17 octobre 1961. Militants politiques et associatifs appellent au «développement de ces lieux de mémoire» et à la «mobilisation de la population devant les lieux déjà existants».