Le 51e anniversaire du déclenchement de la guerre de Libération survient cette année dans un contexte particulier marqué par la loi du 23 fevrier, votée par l'assemblée française, portant ainsi un coup dur à la refondation des relations entre Alger et Paris et à une appréhension sereine du passé commun. Tout a commencé par une “bourde” historique : cette loi inique du 23 février, de son nom “complet” “Loi n° 2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés”. La loi se veut une apologie de l'entreprise coloniale présentée comme une œuvre “civilisatrice”. Extraits : “Article 1 : La Nation exprime sa reconnaissance aux femmes et aux hommes qui ont participé à l'œuvre accomplie par la France dans les anciens départements français en Algérie, au Maroc, en Tunisie et en Indochine ainsi que dans les territoires placés antérieurement sous la souveraineté française”. Ou encore le très controversé article 4 de la loi susnommée qui stipule : “Les programmes de recherche universitaire accordent à l'histoire de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la place qu'elle mérite. Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l'histoire et aux sacrifices des combattants de l'armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit”. La loi, on se souvient, soulève un tollé, une véritable levée de boucliers tant en Algérie qu'en France, jetant un froid en plein processus de “refondation” des relations entre les deux pays. Partis politiques, associations, organisations diverses de la société civile, anciens combattants, anciens “Porteurs de Valises”, intellectuels, historiens, corporations d'enseignants (en France notamment), simples citoyens, bref, des segments entiers des deux peuples vont ainsi monter au créneau, se fendant de pétitions, de mouvements de protestation et autres actions autrement plus musclées pour dire l'inanité de ce texte et exiger son annulation. Il suffit de méditer ces paroles de Frantz Fanon pour comprendre leur colère. Dans Les Damnés de la terre il écrit : “Le langage du colon quand il parle du colonisé est un langage zoologique” (cité par M. Harbi dans une interview parue dans El Watan du 14 mai 2005). Très vite, la polémique enfle entre Alger et Paris, quand bien même les deux parties s'évertueraient à en atténuer les effets sur le plan diplomatique. La tension monte. Le malaise s'installe. Le froid gagne derechef les ô combien problématiques relations algéro-françaises, relations qui s'échauffaient clopin-clopant jusqu'à atteindre une température appréciable dans la thermodynamique de rapprochement entre les deux parties, particulièrement après la visite d'Etat de Jacques Chirac en mars 2003 et l'amorce du fameux Traité d'amitié. Depuis cette affaire, force est de relever que ledit Traité ressemble de plus en plus à l'Arlésienne. Les tranchées purulentes de la mémoire Les passions se déchaînent. La Mémoire vomit ses cadavres. La guerre 54-62 est finie, bouclant 132 ans de galère coloniale et pourtant, le match (sanglant) France-Algérie semble se prolonger indéfiniment dans un temps jamais tout à fait mort. Les actualités sont closes mais le film de la mémoire, lui, se poursuit et n'en finit pas de se dérouler en éructant ses flatulences, charriant chaque jour des charniers, des cadavres et autres vérités aux relents purulents. Décidément, l'Histoire est une bombe à retardement. Un broyeur rétrospectif. Plus qu'une machine à remonter le temps, c'est une machine à réveiller les morts et sortir les cadavres enfouis des placards (comme ceux du 17 décembre 1961, victimes d'une macabre “Mise en Seine”), à rebours se jouer de nos certitudes les plus sûres et de nos dates les plus chics. À revers, à vau-l'eau de tous les traités “historicides” et autres chartes “mémoricides”, au grand dam des thaumaturges rompus aux “mécanismes de fabrication de l'oubli” comme dirait Benjamin Stora. La loi du 23 février est ainsi ressentie un peu partout comme une grave régression aux accents négationnistes ainsi que le souligne le président Bouteflika lui-même dans une déclaration (jugée tardive) datée du 29 juin 2005 : “(Cette loi” représente une cécité mentale confinant au négationnisme et au révisionnisme”. Il convient toutefois de rappeler que le même Bouteflika avait laissé groggy Paris lorsqu'il eut cette autre déclaration à l'occasion du 60e anniversaire des évènements du 8 Mai 1945 : “Les commandos de la mort exécutaient par centaines et milliers les citoyens sur les places publiques, stades et autres buissons (...) Qui ne se souvient des fours de la honte installés par l'occupant dans la région de Guelma au lieu dit El-Hadj M'barek, devenu lieu de pèlerinage où la mémoire conte les secrets de la victime. Ces fours étaient identiques aux fours crématoires des nazis.” Cela survenait deux mois après la visite de l'ambassadeur de France à Alger, Hubert Colin de Verdière à la ville de Sétif, visite effectuée précisément le 27 février 2005, et au cours de laquelle le diplomate français avait qualifié les évènements du 8 Mai 1945 de “tragédie inexcusable”. Une avancée sémantique non négligeable. Timide au goût de certains mais non négligeable. La sempiternelle attente d'excuses officielles Des signes, des signaux, des gestes, des mots, des pas, des lapsus laissaient penser qu'une progression, qu'une évolution positive dans l'approche du passé douloureux, un vrai travail de mémoire commun, en somme, pouvait, allait enfin être amorcé entre les deux parties. Depuis 2000, la Guerre d'Algérie acquiert, conquiert, un nouveau sens, un nouveau “statut”, une nouvelle lecture à la faveur d'un travail de défrichage audacieux accompli par des acteurs courageux. À commencer par le poignant témoignage de Louizette Ighilahriz paru dans les colonnes du journal Le Monde en juin 2000, balancé comme un pavé dans la marre, et qui aura l'effet d'un électrochoc sur une opinion publique bien-pensante qui découvrait pour la première fois dans toute sa nudité, son horreur et sa hideur une plaie nommée “torture”. Peu avant, le Parlement français reconnaissait aux ex-“évènements d'Algérie” le statut de guerre. De guerre à part entière. Une guerre sale. Une guerre sordide. Une guerre terrible. Une guerre. Notons également cette plaque commémorative, d'une grande portée symbolique, déposée par Bertrand Delanöe, maire de Paris, sur le pont Saint-Michel, en commémoration des évènements du 17 Octobre 1961 (sous l'ordre de Maurice Papon, “11 000 manifestants sont arrêtés, parqués dans des stades, emmenés dans des sous-sols, battus, torturés, certains sont assassinés et jetés dans la Seine”, note Benjamin Stora. Signe de la chape de silence et de censure qui pesait sur ces évènements, il a fallu attendre 2005, soit 44 ans après la tragédie, pour voir le cinéma bouger et consacrer un film à cet épineux sujet. Il s'agit bien sûr de “Nuit noire”, signé Alain Tasma (avec Clotilde Courau et Atmen Kélif). Le film émeut. Gros débat sur Canal+. Le thème de la guerre de Libération fera les choux gras de la campagne référendaire et sera un leitmotiv de campagne fort dans la rhétorique bouteflikienne. Ainsi, le 20 septembre, à Batna, au cœur des Aurès, un lieu hautement symbolique de la topographie de Novembre, Bouteflika exige de la France repentance au nom du peuple algérien pour les exactions commises lors de la colonisation de l'Algérie de 1830 à 1962. Il estime que les Algériens méritent les excuses solennelles de la France plus que les Malgaches. “Qu'ont-ils souffert comparé au peuple algérien, qu'ont-ils souffert par rapport aux fils de Sétif ?” s'indigne-t-il dans un discours prononcé dans la capitale des Hauts-Plateaux. Un discours qui laisse de marbre le président du FFS. “Bouteflika a le souci détestable d'instrumentaliser de manière démagogique un nationalisme archaïque et revanchard”, commente d'une critique cinglante Hocine Aït Ahmed. Oui. Cette année 2005 aura été celle de moults remous dans les miasmes de la mémoire. 51 ans après, la bataille voire la “guerre” de la mémoire ne fait que commencer : témoignages, contre-témoignages, stèles, contre-stèles, commémoration, contre-commémorations… Pas facile de tourner la page. Pas question de la tourner surtout. Pas de “moussalaha” avec les harkis ! L'autre jalon historique sur le chemin de ce 51e anniversaire aura été, à l'évidence, le référendum du 29 septembre autour de la charte pour la paix et la réconciliation nationale. Premier point à soulever sous le prisme du sujet qui nous intéresse : pas d'extrapolation sur l'avant-1992. Bouteflika est clair : son projet de charte (devenu charte tout court depuis son adoption à plus de 97% le 29 septembre dernier) ne s'étendra pas aux chapitres sombres et peu glorieux de la guerre de Libération nationale. Ainsi, dans l'entrelacs des lignes rouges que le chef de l'Etat s'est imposées, celles de l'Histoire. Un grand sens interdit est brandi dès lors qu'il s'agit de s'engager dans les méandres du passé. Si le pardon est la vertu des grands, pas question pour Abdelaziz Bouteflika de pousser le “bouchon” de la mansuétude présidentielle jusqu'aux maquis d'hier. Jusqu'aux dérapages du djebel. Pas question de pardonner aux harkis donc. En revanche, leurs enfants sont les bienvenus : “Si les enfants des harkis veulent être des Algériens, ils auront alors les mêmes droits et les même devoirs que tous les autres Algériens”, annonçait-il dans un meeting à Blida, avant d'ajouter dans un élan de semi-générosité : “Nous voulons qu'ils viennent en Algérie la tête haute.” S'agissant des pieds-noirs, le président de la République fait du cas par cas : “Ceux qui n'ont rien à se reprocher sont les bienvenus en Algérie, mais nous restons vigilants face à ceux qui caressent encore le rêve du paradis perdu.” Guerre de la mémoire. Guerre des chiffres aussi. À chacun ses statistiques de la souffrance et du martyre. Benjamin Stora révèle à ce propos : “Le nombre de soldats français ou harkis morts entre 1952 et 1962 en Afrique du Nord n'est pas connu avec précision. Ceux morts en Algérie seraient entre 24 000 et 27 000, et de 10 000 à 25 000 harkis auraient été massacrés par le FLN après les accords d'Evian de 1962. Des estimations récentes chiffrent à près de 500 000 le nombre total de morts — civiles et militaires —, pour une population de dix millions d'habitants dont un million d'Européens”. (cf. Guerre d'Algérie : 1999-2003. Les accélérations de la Mémoire) Soulignant l'embarras des autorités algériennes quand il s'agit de s'aventurer sur ce terrain, comprendre celui des tabous de l'Histoire, Benjamin Stora présente le cas emblématique d'un homme-problème, un personnage culte : Messali Hadj. “En Algérie, le manque d'enthousiasme des autorités devant le mea-culpa des généraux français montre la difficulté du travail de vérité. Le président Bouteflika a réhabilité Messali Hadj, ce qui est à l'évidence un acte important. Mais cela veut-il dire qu'il appelle de ses vœux un retour critique sur les mythes fondateurs du nationalisme algérien ? Si l'on se penche sur le côté algérien de la guerre, qu'exhumera-t-on ? Un conflit fratricide entre les partisans de Messali Hadj (les Messalistes) et le FLN, d'une violence inouïe, et qui s'est soldée par le massacre de Melouza en mai 1957 où plus de 374 villageois ont péri. Cet aspect est difficile à accepter. Pour preuve, un colloque sur Messali Hadj annoncé à Batna pour les 16 et 17 octobre 2000, puis pour les 11 et 12 mars 2001, n'aura jamais lieu”. (Guerre d'Algérie : 1999-2003. Les accélérations de la Mémoire) Rappelons que lorsqu'il était candidat à sa propre succession, Bouteflika n'avait pas fait mystère de son hostilité à ce type de débats, déclarant publiquement ne pas être “fan” pour remuer le couteau dans la plaie et triturer des sujets qui fâchent comme la “bleuite” et autre massacre de Melouza. Quid des nouveaux martyrs ? En parlant de la Révolution de Novembre et de la Guerre 1954-1962, il est difficile de ne pas risquer un certain parallèle, — avec, bien entendu, toutes les précautions méthodologiques requises —, avec la “guerre” 1992-2005 que d'aucuns ne se gênent pas à qualifier de “guerre civile”. Où réside le parallèle diriez-vous ? Notre patrie continue d'être saignée comme jamais. Le sang ne cesse pas d'abreuver nos cimetières. L'Indépendance chèrement conquise garde un goût d'inachevé. Et voilà que cette charte vient un peu plus compliquer les choses. Des pans entiers de la société regardent l'après-29 avec un regard inquiet. La “loi” du 29 septembre est perçue comme un solde de tout compte vis-à-vis de ce qui s'est pas passé durant la “décennie rouge”. Bouteflika a usé de tous les sophismes pour faire avaler la pilule de la “moussalaha” aux familles victimes du terrorisme et autres de la “tragédie nationale”. En condamnant par décret toute velléité d'interroger le récent passé — à travers ses acteurs notamment, absous en bloc et guère tenus de rendre des comptes, terroristes ou services de sécurité, pêle-mêle —, Bouteflika n'a-t-il pas franchi une ligne rouge ? N'a-t-il pas enfoui trop prématurément des cadavres qui risquent de ressurgir un jour ou l'autre dans notre mémoire placée sous scellés tels des revenants dantesques ? Comme les chemins de la paix sont tortueux et torturés !... M. B.