La ville de Guelma a organisé du 27 au 30 octobre un colloque international sur la vie et l'œuvre du grand écrivain Kateb Yacine. Pour commémorer le 20e anniversaire du décès du romancier, nous avons décidé de faire un petit voyage autour de l'œuvre de ce grand homme de culture qui a su faire parler de lui de son vivant et continue de susciter des débats, bien après sa mort. Nedjma, œuvre capitale qui est toujours d'actualité, c'est l'Algérie profonde, convoitée, mise à l'épreuve. C'est l'Algérie qui se cherche aujourd'hui. Elle est la lutte millénaire du peuple algérien contre les nombreuses invasions. Quelques travaux ont été réalisés sur ce grand homme de lettres, dont un documentaire, des essais écrits par Lakhdar Maougal et l'essentiel de son œuvre a été adapté au théâtre par le metteur en scène Ziani Chérif Ayad, présenté à l'occasion de l'Année de l'Algérie en France, mais pas encore en Algérie. Cette œuvre est donc aussi la résistance d'une culture et d'une histoire spécifique de l'Algérie. «Les pères tués dans les chevauchées d'Abdelkader, seule ombre qui put couvrir pareille étendue, homme de plume et d'épée, seul chef capable d'unifier les tribus pour s'élever au stade de la nation.» Nedjma, mythe charnel où la femme et l'Algérie se répondent en un jeu infini de miroirs. La poésie et la révolution Kateb apprit, très tôt, que la liberté n'a pas le même sens chez tout le monde. En 1945, il participe à la manifestation anticoloniale que la France noiera dans le sang. Kateb fut prisonnier à l'âge de 15 ans. «Tu seras fusillé à l'aube», lui avait-on dit. Ces mots tragiques lui ont donné le coup de la simulation. «Ce sont les plus beaux moments de ma vie, disait-il. J'ai découvert deux choses qui me sont les plus chères : la poésie et la révolution.» Une année après, en 1946, il publie à Annaba son premier recueil de poésie Soliloques. Et ce fut son entrée dans la littérature. La langue ! C'est aussi cette mère en la voyant devenir folle à la suite des massacres de 1945. «Elle est la source, racontera-t-il. Elle se jetait dans le feu, partout où il y avait du feu. Ses jambes, ses bras, sa tête n'étaient que brûlure.» Kateb lui-même mit cette double folie en rapport avec ses débuts d'écrivain. Se jetant «tout droit dans la folie d'un amour impossible pour une cousine déjà mariée», il en concevra Nedjma. L'accueil en France est bon, mais Kateb devait quitter ce pays parce que la guerre a éclaté. A la recherche d'autres horizons, ce fut l'Italie, puis la Tunisie, la Yougoslavie, l'Allemagne, la Belgique et à nouveau Florence. Kateb Yacine, père du théâtre algérien engagé. Le Cadavre encerclé, La Femme sauvage puis Les Ancêtres redoublent de férocité. Mais le théâtre de Kateb a ses nuances, ses ruses et son humour pathétique. C'est après sa rencontre avec Brecht en 1954 qu'il écrivit sa première pièce. Le Cadavre encerclé fut une œuvre montée par Jean-Marie Serreau. Puis la fin des deux plus grands poètes russes : Maïakovski et Pasternak, l'un s'est suicidé, l'autre a été déchiqueté par des chiens. Mais les tortionnaires de l'époque n'avaient pas discerné en Kateb l'existence innée de cette énergie poétique pleine de bruit et de fureur. Kateb avait cette âme quasi-shakespearienne. Dramaturge et militant, il était contre toutes les injustices. Ami et confident de l'oncle Ho (Ho Chi Minh) et du général Giap. Lorsqu'on sollicita Kateb pour participer à la rédaction d'un livre qu'on devait offrir à Nelson Mandela, il envoya un manuscrit d'une pièce de théâtre intitulée Un pas en avant, trois pas en arrière. «Depuis mon retour en Algérie, je me suis consacré entièrement au théâtre en arabe. Les Africains veulent des salaires qui leur permettent de vivre. Nous voulons vivre là où nous trouvons du travail, et ne pas être expulsés d'une région sous prétexte que nous n'y sommes pas nés… (J'ai adopté pour idéal une société démocratique).» Kateb sillonna l'Asie et l'Europe de l'Est à la recherche de sa propre vérité, cette vérité qu'il ne trouvera nulle part ailleurs, pas même en Algérie. Il ne la retrouvera peut-être que dans l'accomplissement de sa dramaturgie qui le rapprochait à coup sûr des grandes foules. «Depuis mon retour en Algérie, je me suis consacré entièrement au théâtre en arabe. Ce n'était pas facile d'abandonner une langue pour une autre, ni de changer un public pour un autre (…) Je ressens le besoin d'un théâtre en arabe populaire», disait-il. Mohamed, prends ta valise, c'est le déclic. Et ce succès l'encourage à se rapprocher du peuple par le théâtre. Le Roi de l'Ouest, Saout ennissa, La Guerre de deux mille ans, Palestine trahie et Nuage de fumée. Mais Nedjma reste un mythe, une légende, elle se recrée, elle se renouvelle. «Epargnée par les fièvres, Nedjma se développe rapidement comme toute Méditerranéenne.» Nedjma toujours convoitée par les vautours pour créer le cataclysme autour d'elle. Elle demeure libre. Elle se régénère de ses fibres ancestrales. Kateb Yacine était en classe de troisième quand éclatent les manifestations du 8 mai 1945 auxquelles il participe et qui s'achèvent sur le massacre de milliers d'Algériens par la police et l'armée françaises. Trois jours plus tard, il est arrêté et détenu durant deux mois. Il est définitivement acquis à la cause nationale tandis qu'il voit sa mère «devenir folle». Exclu du lycée, traversant une période d'abattement, plongé dans Baudelaire et Lautréamont, son père l'envoie au lycée de Annaba. Il y rencontre Nedjma – cousine déjà mariée – et publie en 1946 son premier recueil de poèmes Soliloque. Déjà il se politise et commence à faire des conférences sous l'égide du PPA. En 1947, Kateb arrive à Paris, «dans la gueule du loup» et prononce en mai, à la Salle des Sociétés savantes, une conférence sur l'Emir Abdelkader, adhère au Parti communiste algérien. Au cours d'un deuxième voyage en France, il publie l'année suivante Nedjma ou Le Poème ou le Couteau (embryon de ce qui allait suivre) dans la revue Le Mercure de France. Journaliste au quotidien Alger Républicain entre 1949 et 1951. Après la mort de son père, survenue en 1950, Kateb Yacine devient docker à Alger, en 1952. Puis il s'installe à Paris jusqu'en 1959, où il travaille avec Malek Haddad, se lie avec M'hamed Issiakhem et, en 1954, s'entretient longuement avec Bertolt Brecht. En 1954, la revue Esprit publie Le Cadavre encerclé qui est mis en scène par Jean-Marie Serreau mais interdit en France. Nedjma paraît en 1956 (et Kateb se souviendra de la réflexion d'un lecteur : «C'est trop compliqué, ça. En Algérie, vous avez de si jolis moutons, pourquoi vous ne parlez pas de moutons ?» Durant la guerre de libération, Kateb Yacine, harcelé par la Direction de la surveillance du territoire, connaît une longue errance, invité comme écrivain ou subsistant à l'aide d'éventuels petits métiers, en France, Belgique, Allemagne, Italie, Yougoslavie et Union soviétique. Retour au bled En 1962, après un séjour au Caire, Kateb Yacine est de retour en Algérie peu après les fêtes de l'indépendance, reprend sa collaboration à Alger républicain, mais effectue entre 1963 et 1967 de nombreux séjours à Moscou, en Allemagne et en France, tandis que La Femme sauvage, qu'il écrit entre 1954 et 1959, est représentée à Paris en 1963, Les Ancêtres redoublent de férocité en 1967, La Poudre d'intelligence en 1968 (en arabe dialectal à Alger en 1969). Il publie en 1964 dans Alger républicain six textes sur Nos frères les Indiens et raconte dans Jeune Afrique sa rencontre avec Jean-Paul Sartre, tandis que sa mère est internée à l'hôpital psychiatrique de Blida (La Rose de Blida, dans Révolution Africaine, juillet 1965). En 1967, il part au Vietnam, abandonne complètement la forme romanesque et écrit L'Homme aux sandales de caoutchouc, pièce publiée, représentée et traduite en arabe en 1970. En 1978, s'établissant plus durablement en Algérie et se refusant à écrire en français, Kateb commence à travailler à l'élaboration d'un théâtre populaire, épique et satirique, joué en arabe dialectal. Débutant avec la troupe du Théâtre de la Mer de Bab El Oued en 1971, prise en charge par le ministère du Travail et des Affaires sociales, Kateb parcourt avec elle pendant cinq ans toute l'Algérie devant un public d'ouvriers, de paysans et d'étudiants. Ses principaux spectacles ont pour titres Mohamed prends ta valise (1971), La Voix des femmes (1972), La Guerre de deux mille ans (1974) (où réapparaît l'héroïne ancestrale Kahena) (1974), Le Roi de l'Ouest (1975) (contre Hassan II), Palestine trahie (1977). Entre 1972 et 1975, Kateb accompagne les tournées de Mohamed prends ta valise et de La Guerre de deux mille ans en France et en RDA. A partir de 1978, il dirige le théâtre régional de Sidi Bel Abbès, il présente ses pièces dans les établissements scolaires ou les entreprises. Son œuvre traduit la quête d'identité d'un pays aux multiples cultures et les aspirations d'un peuple. En 1986, Kateb Yacine livre un extrait d'une pièce sur Nelson Mandela, et reçoit en 1987 en France le Grand prix national des Lettres. Kateb Yacine considérait la langue française comme le «butin de guerre» des Algériens. «La francophonie est une machine politique néocoloniale, qui ne fait que perpétuer notre aliénation, mais l'usage de la langue française ne signifie pas qu'on soit l'agent d'une puissance étrangère, et j'écris en français pour dire aux Français que je ne suis pas français», déclarait-il en 1966. Devenu trilingue, Kateb Yacine a également écrit et supervisé la traduction de ses textes en berbère. Son œuvre traduit la quête d'identité d'un pays aux multiples cultures et les aspirations d'un peuple. Kateb Yacine est le père de Nadia, Hans et Amazigh Kateb, leader et chanteur du groupe Gnawa Diffusion, depuis 2009 producteur en nom propre de ses albums. Elle ne se fait pas prisonnière… l'inaccessible Nedjma.