L'homme fulminait, mais il n'y avait personne pour entendre ses paroles rageuses. Il était six heures du matin et à cette heure-ci, il n'y avait pas beaucoup d'extra-terrestres comme lui pour être dehors. Et ne pas être entendu, ne susciter aucune réaction en dehors de celle du vent matinal qui étouffait sa voix tout en lui envoyant des bris de poussière dans les yeux accentuait sa colère. «Malheur à un peuple qui ne se lève pas tôt». Il connaissait vaguement la formule sans savoir de qui elle était, mais ce n'est pas vraiment un problème pour lui. Il n'affectionne pas particulièrement les citations savantes, il savait seulement que l'humanité, ça se lève tôt ou ça se morfond dans les abysses du sous- développement. Ce matin, Yahia n'a pas sa voiture et il doit se rendre au boulot par un autre moyen de transport. Aller travailler à six heures du matin et espérer trouver un bus ou un taxi, il sait maintenant que c'est de la folie furieuse. Alors il râle devant l'arrêt mortellement vide et silencieux, alternant quelques pas à gauche ou à droite, avant de revenir esquisser un geste du poing sur le plexiglas qu'il se ravise de pousser au bout dans un furtif sursaut d'apaisement. Dans une autre vie, Yahia a connu un monde pressant le pas vers le labeur aux aurores. Il a connu le concert des stores se levant pour laisser passer les premières lueurs du jour, il a vu des femmes et des hommes accélérant la cadence pour rattraper le premier train, il a salué sur le parking des connaissances mettant en marche leurs voitures pour aller gagner la croûte. Oh, il n'a pas la tête aux remontées nostalgiques, il râle. Il sera bientôt sept heures et il va bientôt pouvoir prendre le premier transport qui va se présenter. En attendant, il pourra tempérer ses ardeurs avec le plus matinal des voisins qui rejoindra l'arrêt en échangeant avec lui quelque propos désabusé. Il sait qu'il va le surprendre entrain de fulminer tout seul sous le plexiglas ou juste à côté, qu'il se fera un malin plaisir à raconter, le soir venu, au café du quartier ou chez le coiffeur que «le pauvre Yahia» commence à perdre la raison en criant tout seul de bon matin sous l'arrêt de bus, mais Yahia s'en moque royalement. Il veut seulement un bus ou un taxi, et avant que l'un ou l'autre n'arrive, il espère que quelqu'un soit témoin de sa révolte. Il se sent d'un coup plus calme en voyant le plus matinal du quartier après lui. Et il ne prend même pas le temps de le saluer, parce qu'en même temps arrivait un bus. Une fois à l'intérieur, il a une autre raison de fulminer : son voisin, tout matinal qu'il est, n'est pas monté, faute de places assises. Ce n'est donc pas parce qu'on se lève tôt qu'on est pressé d'aller au boulot. Yahia ne parlait plus tout seul, mais il a eu le temps d'e, murmurer une dernière, que personne n'a entendue : «un pays de fous !» Cet e-mail est protégé contre les robots collecteurs de mails, votre navigateur doit accepter le Javascript pour le voir