Comment un film que personne n'a vu suscite-t-il une telle polémique ? Il s'agit du film «Hors-la-loi» de Rachid Bouchareb qui sera présenté au festival de Cannes le 21 mai prochain. Une campagne de dénigrement a été menée et à sa tête le député UMP des Alpes-Maritimes, Lionel Luca qui accuse le film, sans l'avoir vu, de falsifier l'histoire. Evidemment, l'extrême-droite a saisi cette occasion et s'est emparée de ce savoureux morceau, promettant déjà une «croisade sur la Croisette». Plus encore, l'Elysée conduirait en sous-main cette campagne contre un film qui dérange car il lève le voile sur une des pages sombres de l'histoire de France, le génocide du 8 mai 1945 contre des populations civiles innocentes. Le film revient sur les événements du 8 mai 1945, au lendemain de la victoire des Alliés sur l'Allemagne nazie et la fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe. Les algériens, dont beaucoup ont contribué à la libération de la France occupée et collaborationniste, ont manifesté dans l'esprit du combat qui s'est déroulé en Europe pour la liberté et la libération. Une répression hallucinante et sanglante s'est abattue sur les populations de Sétif, Guelma et Kheratta : 45 000 morts, tous des civils. L'officier français qui a conduit la répression avait déclaré à sa hiérarchie : «On est tranquille pour 10 ans», tout en prévenant : «Je vous ai donné la paix pour 10 ans, mais il ne faut pas se leurrer, tout doit changer en Algérie». Cet officier avait compris que l'appel de la liberté ne pouvait être étouffé par la violence, et avait comme perçu que comme le nazisme, le fait colonial était appelé à disparaître. Le film de Bouchareb dérange parce qu'il met le doigt sur cette page sombre, un massacre d'une violence rare contre des civils et qui a tous les ingrédients d'un génocide, à l'exemple de celui des arméniens que les français ont bataillé pour faire admettre comme tel, ou celui des tutsis rwandais dans lequel ils étaient partie prenante. Pour la première fois dans les annales, le ministère français de la Défense a été sollicité et a émis un avis sur le film. Les remarques ont porté sur des détails, présentés pompeusement comme des contre-vérités. Comme si l'histoire voulait faire un clin d'œil à cette ineptie, le même rapport du ministère français de la Défense comporte une erreur dans la transcription du sigle de l'ancien service français du renseignement. La maladresse de cette initiative est tellement flagrante qu'elle a suscité la réaction d'intellectuels qui s'élèvent contre cette censure d'un autre âge. Le film de Bouchareb a le malheur de déplaire car il a été jeté aux oubliettes ; un film français qui se veut accusateur, et pour lequel des moyens énormes ont été mobilisés, un film qui revient sur les événements malheureux des moines de Tibhirine. Les français ont également peur de l'impact que représente Cannes, plus grande messe du cinéma mondial, et une éventuelle distinction pour Hors-la-loi. Des intellectuels dans journal le Monde de jeudi se sont inquiétés de ce que «des pressions ont été exercées sur les chaînes de France Télévisions pour ne pas coproduire le film et sur les responsables de la sélection officielle du Festival de Cannes pour qu'il ne soit pas sélectionné, tandis que le producteur a été l'objet de demandes inhabituelles venant de la présidence de la République et du secrétariat d'Etat à la défense et aux anciens combattants pour visionner – dans quel but ? – le film avant la date de sa présentation officielle aux jurés et au public du Festival de Cannes.» Les intellectuels qui ont signé la pétition sont la réalisatrice Yasmina Adi, l'écrivain Didier Daeninckx, l'éditeur François Gèze, l'auteur-réalisateur Guy Seligmann et les historiens Pascal Blanchard, Mohammed Harbi, Gilles Manceron, Gilbert Meynier, Gérard Noiriel, Jean-Pierre Peyroulou, Benjamin Stora et Sylvie Thénault. Ils ont tenu à dénoncer la «campagne» lancée contre le film de Rachid Bouchareb, qui traduit, estiment-ils, le «retour en force de la bonne conscience coloniale dans certains secteurs de la société française, avec la complicité des gouvernants». Et d'ajouter : «Ceux d'entre nous qui ont été invités comme historiens à voir le film ont aussi des réserves précises sur certaines de ses évocations du contexte historique de la période. Mais le travail d'un réalisateur n'est pas celui d'un historien et n'a pas à être jugé par l'Etat. Personne n'a demandé à Francis Ford Coppola de raconter dans Apocalypse Now la guerre du Vietnam avec précision historique». Kateb Yacine disait : «A Sétif se cimenta mon nationalisme ; j'avais 16 ans» Le cinéma colonial français faisait des films qui dressaient généralement un portrait caricatural des Algériens et des Arabes en général. Les personnages étaient sans profondeur, interchangeables et intemporels, et étaient toujours joués par des acteurs français. Le film Le Désir (1928) d'Albert Durec, qui aborde le sujet de la polygamie, est un parfait exemple de l'approche superficielle du cinéma français durant la période coloniale. Ce cinéma montrait l'algérien comme un être sans parole et évoluait dans des décors et des situations «exotiques», comme l'avaient fait les premiers peintres qui avaient accompagné les militaires français. Le tableau «Les femmes d'Alger dans leur appartement» de Delacroix est très significatif. Pour comprendre les raisons de cette prise de conscience chez le peuple algérien, il faut revenir sur l'essence profonde de ce que fut le système colonial français. Tout d'abord, il faut voir que la présence française ne reposait sur aucune légitimité. L'Algérie a été conquise par la force dès 1830 et allait se voir imposer une domination et un joug qui devaient aboutir à la destructuration complète de sa société… Par ailleurs, les intellectuels qui ont dénoncé «la guerre» contre ce film ont également mentionné que «ce film est d'abord une œuvre libre qui ne saurait se réduire à une nationalité, ni à un message politique et encore moins à une vision officielle de l'histoire». Déjà à l'automne 2009, mécontent de la manière dont le scénario évoquait les massacres de Sétif et l'aide apportée par des Français aux militants indépendantistes algériens, le député UMP des Alpes-Maritimes Lionel Luca, vice-président du conseil général de ce département, a discrètement saisi le secrétaire d'Etat à la défense et aux anciens combattants Hubert Falco, maire de Toulon. Et dans une lettre à ce dernier du 7 décembre 2009, il dénonçait le concours financier apporté par le Centre national du cinéma (CNC) à ce film qu'il n'avait toujours pas vu. Hors-la-loi raconte le parcours de trois frères, témoins des massacres de Sétif en mai 1945 et qui vivent ensuite en France, où ils seront plongés dans les excroissances en métropole de la guerre d'indépendance algérienne. La polémique sur tout ce qui a trait à la guerre d'Algérie date depuis longtemps Fruit d'une coproduction franco-algéro-tuniso-italo-belge, ce film est d'abord une œuvre libre qui ne saurait se réduire ni à une nationalité ni à un message politique, et encore moins à une vision officielle de l'histoire. Il est l'œuvre d'un cinéaste à la fois français et algérien. Mais la polémique sur tout ce qui a trait à la guerre d'Algérie date de longtemps. La bataille d'Alger (référence de l'indépendance algérienne), Lion d'Or au Festival de Venise en 1966, primé à Cannes et nommé aux Oscars, fut longtemps interdit en France. Indigènes de Rachid Bouchareb, sorti en 2006, avait fait couler beaucoup d'encre au Festival de Cannes. Comme l'ont souligné les signataires du Monde, «c'est le symptôme du retour en force de la bonne conscience coloniale dans certains secteurs de la société française». La polémique autour de ce film ressemble au Procès, œuvre de Kafka adapté brillamment par Orson Welles au cinéma, où Joseph K. (le personnage principal du roman) se réveille un matin et, pour une raison obscure, est arrêté et soumis aux rigueurs de la justice.