Le 17 octobre n'a bien évidemment rien à voir avec octobre 1917, même si le fil de l'histoire les relie, ne serait-ce que dans la stricte symbolique des dates. Et si la nouvelle configuration du monde a définitivement relégué le jour fondateur de l'Union soviétique, l'histoire et l'historiographie n'ont pas encore accordé l'attention intellectuelle et la curiosité scientifique nécessaires à cette halte qui, pourtant, est porteuse de plein d'enseignements. Longtemps relégués à une célébration rituelle, les événements du 17 octobre 1961 interpellent pourtant la mémoire collective à plus d'un titre. Ce jour-là, dans la ville lumière, la capitale des droits de l'homme, quelques mois à peine avant la signature des accords d'Evian et de la proclamation du cessez-le-feu, des Algériens, civils, femmes et enfants, ont été la cible d'une sauvagerie aux proportions jamais connues dans l'histoire. Le mot n'est pas très fort. L'Algérie et la France étaient en guerre, et dans l'absolu, sur le terrain des opérations, les enjeux étaient clairs. A la violence du colonialisme répondait la violence légitime de la libération. Mais, sur le territoire français, ce jour-là, un mouvement pacifique d'ouvriers qui donnaient forme aux chantiers de la France, de femmes et d'enfants, endimanchés, ont décidé d'une marche pacifique dans les rues de la capitale française, afin de protester contre l'ignominie de la mise au ban communautaire qui les frappait, la soumission au couvre-feu, et pour proclamer leur attachement à la cause de leur peuple. Les autorités françaises étaient embarrassées, et cela était admissible. Une panoplie de mesures s'offrait à eux pour contenir ce rassemblement pacifique. Elles ont choisi pourtant d'écrire une des pages les plus sombres de l'humanité. Depuis la Saint-Barthélémy, la capitale française n'avait pas connu un massacre à aussi grande échelle. La barbarie dans son acception majuscule. Des innocents sont jetés vivants dans la Seine. A tour de bras, des jeunes, des femmes, des enfants sont tués par balle ou à coups de matraque. Comme durant l'occupation nazie, le Vél d'Hiv, le stade Coubertin sont remplis d'Algériens raflés, immortalisés par les photographes les mains levés, les visages ensanglantés. Paris l'outrageuse, Paris l'infâme. Car le massacre n'a aucune justification politique, militaire ou autre. Pas seulement, car le massacre s'est déroulé dans ce qu'on appelle les beaux quartiers, devant les yeux de l'élite intellectuelle, des penseurs et des philosophes, au pied de l'Opéra. Dans l'indifférence totale, avec la cécité de ceux qui faisaient ripaille dans les restaurants, ou sortaient l'air allègre d'un spectacle. Aujourd'hui, une petite plaque, à hauteur de patte de chien, représente la seule reconnaissance du massacre. Le véritable octobre rouge est là. Au fond de la Seine, et aux tréfonds d'une mémoire qui nécessite une remise à flots.