Quelle idée somptueuse de construire l'Europe par des solidarités concrètes toujours plus étroites. Plus de cinq décennies plus tard, que reste-t-il de la déclaration de Robert Schuman, l'un des «pères fondateurs» de la construction européenne ? S'il était encore de ce monde, l'ancien chef de la diplomatie française aurait été ravi de voir que l'espace européen compte déjà Vingt-sept Etats, chrétiens dans leur ensemble. Il devrait y en avoir de nouveaux, mais vu le temps des vaches squelettiques qui s'abat sur le Vieux continent, mieux vaut réfléchir à deux fois avant d'offrir un siège en classe économique à bord de l'A-380 à de nouveaux adhérents à l'UE. Surtout quand la rumeur sur le désir de la Grèce à sortir de la zone euro fait le tour du monde en 80 secondes. Démenti d'Athènes à ce charivari venu d'Allemagne. Mieux encore. De leur côté, 67% des Français souhaitent conserver la monnaie européenne. Un plébiscite qui bouchera un coin à certains souverainistes de France et d'ailleurs. Qu'on «laisse la Grèce en paix» pour qu'elle puisse mener ses réformes, a tempêté Papandréou. Avec ou sans un second plan de sauvetage, le premier n'ayant pas permis au gouvernement d'Athènes de régler ses dettes ? S'il n'y avait que la Grèce, les Européens auraient pris la peine de prier en chœur, main dans la main, au nom de leur union sacrée. Mais voici que le Portugal a aussi besoin d'un plan d'aide conjoint UE-FMI pour tenter de sortir sa tête de l'eau. Et puis qui encore. L'Europe de Schuman va-t-elle si mal que les Chinois vont en faire leur futur eldorado d'autant qu'ils ont perdu du terrain sur le Continent noir ? Le hic c'est que ce n'est pas que l'Union monétaire qui est en souffrance. L'autre point faible, la diplomatie de l'UE. Malgré la désignation de la Britannique Catherine Ashton à la tête de ce super département, les Vingt-sept se tiraillent au moindre pépin. L'idée de dissoudre du poison dans les châteaux d'eau de Misrata n'a même pas traversé l'esprit du revanchard Kadhafi que les Européens se sont déjà mis à parler de vingt-sept voix discordantes. L'axe Berlin-Rome refusant de tendre l'oreille au moteur franco-britannique. Ce n'était que le début affreux d'une bataille diplomatique interne. Qui dit guerre en Méditerranée du Sud dit flux migratoires à l'assaut de la forteresse Europe. Le président du Conseil italien, Silvio Berlusconi, n'hésitera pas à délivrer des titres de séjour provisoires aux nouveaux migrants que la France, traditionnellement terre d'asile, est «invitée» à accueillir sous la Tour Eiffel. Bruxelles finira par proposer une révision des règles de l'espace Schengen, avec rétablissement temporaire des contrôles aux frontières, accédant à la demande de Paris. Nationalistes et protectionnistes européens peuvent continuer de tirer les ficelles, le déplacement de la fille Le Pen sur l'île de Lampedusa aurait eu quelque chose de bon pour les partisans de l'idéologie du repli sur soi. La division au service du souverainisme à chacun. La France en bleu marine rêve d'une Ve République de quotas. L'affaire qui secoue actuellement la Fédération française de football ne serait plus qu'un épiphénomène raciste et le rassembleur «black-blanc-beur» qu'un ringard slogan de stade. Avec la montée du nationalisme européen, que les Finlandais viennent de propulser aux commandes, faut-il dire adieu à l'Europe des solidarités concrètes toujours plus étroites que Jean Monnet, l'autre père fondateur de la communauté européenne, prenait grand plaisir à rédiger pour le compte de la déclaration de Schuman ? Les deux auraient certainement eu un immense chagrin à célébrer la journée de l'Europe dont les équilibres fragiles pourraient, un jour ou l'autre, disparaître. D'ici là, l'extrême droite européenne aura tout le temps de dramatiser la crise et de diaboliser l'immigration, présumée mère de tous les maux d'une Union, proie à ses propres choix déchirants.