Pour la troisième conférence qu'elle organise dans le cadre d'un programme «spécial Ramadhan», la Ligue algérienne des droits de l'homme (LADDH), aile Mustapha Bouchachi, a choisi, actualité nationale et régionale obligent, le thème de «La problématique des réformes en Algérie». La rencontre, qui a eu lieu dans la soirée de vendredi à samedi à l'hôtel Es-Safir (ex-Alleti) d'Alger, a vu d'abord l'intervention du docteur Mohamed Hennad, politologue, et de Nacer Djabi, sociologue. Les deux conférenciers ont ouvert les portes à un débat qui est allé dans tous les sens. Dans la salle, les nombreux intervenants s'accordaient à dire que le pays se trouvait dans une impasse politique dangereuse, mais les solutions à apporter afin d'y remédier ne sont pas évidentes pour tout le monde. Faut-il miser sur les réformes annoncées mais dont on ne connaît pas encore le contenu ? Faut-il réformer ou changer ? La dégradation de la situation du pays, dans tous les domaines, est-elle amputable à un pouvoir fort ou à une opposition trop faible pour espérer peser sur le cours des événements ?... Une nouvelle fois, c'est le constat qui l'emporte sur la recherche d'une alternative, difficile à former dans le contexte actuel sujet à de perpétuels changements. «Nous n'avons fait que reproduire l'échec» Premier à intervenir, Mohamed Hennad affirme que les «réformes» en Algérie sont en cours depuis l'indépendance. «Nous n'avons fait que reproduire l'échec. L'élite n'était pas qualifiée et nous avons persisté dans l'erreur», constate-t-il. Pour lui, l'annonce faite par le président de la République, le 15 avril dernier, d'aller vers des «réformes en profondeur» a été dictée par les émeutes de janvier dernier, les bouleversements vécus dans plusieurs pays du monde arabe et la tentative de dépasser le blocage politique dans lequel se trouvait le régime. Le conférencier décèle dans la nouvelle démarche réformatrice du pouvoir en place la reproduction du schéma des réformes promises début 1990. Les réformes post-octobre 1988, indique-t-il, ont été axées sur le côté sécuritaire ; il y a eu refus de la participation politique et le pouvoir était seul à prendre les initiatives. «Les choses ne peuvent pas se dérouler de cette façon au risque de reproduire l'échec à nouveau», estime le docteur Hennad. En bonne logique, ajoute-t-il, pour prouver sa bonne foi de mener le chantier à son terme, au lendemain de l'annonce du président, le pouvoir aurait dû prendre deux dispositions : nommer un nouveau gouvernement et préparer des élections législatives anticipées. Ce qui n'a pas été le cas. De plus, «l'Etat veut faire l'impasse sur le débat», ce qui porte un coup dur à la crédibilité des réformes et de ses initiateurs. Il y a eu enfin renversement des priorités, note l'orateur. «On est en train de préparer de nouvelles lois très importantes comme celle relative au régime électoral, alors qu'il aurait fallu commencer par la révision de la Constitution», explique-t-il. A la lumière de ces observations, l'invité de la LADDH conclut que «les réformes avancent dans l'obscurité, tous feux éteints». Ceci pour plusieurs raisons, notamment l'absence de pressions internes et la santé du président. «Le dossier des réformes est déterminant. Cela demande beaucoup d'énergie pour leur réalisation. Le président, qui détient plusieurs prérogatives, a sensiblement réduit son activité. On ne voit pas comment il pourra s'imposer», dit-il. La possibilité d'opérer un changement dans le calme existe, selon l'orateur. «Nous avons tous les mécanismes qui caractérisent les régimes démocratiques, mais ils sont morts. Il suffit de leur souffler l'âme pour les revivifier», propose-t-il. Le politologue suggère ainsi de dépasser la situation actuelle en organisant des élections «propres et honnêtes» à l'occasion des prochaines législatives. Trois générations politiques, deux scénarios et une transition Nacer Djabi, de son côté, a livré une lecture sociologique de «la problématique des réformes». Sa conférence intitulée «L'impasse politique en Algérie en trois générations et deux scénarios» a beaucoup marqué les débats. M. Djabi relève d'emblée des changements démographiques dans le monde arabe à travers l'apparition de nouveaux concepts tel que «génération», «jeune», «dictature», «famille dirigeante»… «Quoi qu'on dise, l'éducation a beaucoup changé nos sociétés», note-t-il pour expliquer la formidable mobilisation de la jeunesse et des femmes en faveur du changement et des réformes dans le monde arabe. Le sociologue a tenté d'expliquer en quoi l'Algérie fait exception dans les bouleversements qui ont gagné plusieurs pays de la région, à commencer par la Tunisie, mais surtout l'Egypte. Il a avancé que trois «générations politiques» cohabitaient dans le pays. La première, la génération de la guerre d'indépendance, a vécu longtemps au point d'imprimer à la société ses valeurs et sa culture par le biais de l'école et des médias. «C'est la génération qui est au pouvoir et qui décide». La deuxième est née à la fin de la guerre et durant les premières années de l'indépendance. «C'est la génération des cadres qui gère l'Algérie économique et sociale, mais qui n'a pas le pouvoir de décider sur les grandes orientations politiques. Pour les avoir fréquentés, ces cadres, qui attendent patiemment leur tour, témoignent du respect à leurs aînés de la première génération en ce qu'ils ont pu arracher l'indépendance du pays», précise M. Djabi. Le conférencier a étayé ses dires en évoquant le cas de Sid Ahmed Ghozali (2e génération politique), qui était conseiller pour les questions énergétiques au ministère de l'Economie entre 1962 et 1964 avant de devenir chef de gouvernement en 1991, et qui a publiquement déclaré : «Nous sommes les harkis du système (première génération)». La troisième génération est apparue dans les années 1980. Elle a vécu dans les crises économique et sécuritaire, le chômage et la violence. «Elle représente l'Algérie de l'échec. Elle voit d'un très mauvais œil la première génération», indique le conférencier. La génération de la guerre et le jeune d'aujourd'hui s'excluent mutuellement. Le conférencier voit dans la violence terroriste des années 1990 l'expression de ce rejet : des jeunes ont pris les armes contre les «décideurs» et ces derniers ont répondu par la lutte. Ainsi, l'Algérie d'aujourd'hui rappelle l'Algérie de 1954 quand des jeunes militants du PPA-MTLD s'étaient rebellés contre le zaïm Messali Hadj et ont lancé malgré lui la lutte armée… Une rupture dans le calme ou le changement dans la violence Si la génération de la guerre entretient des relations empreintes de respect avec les cadres de la nation et se montre paternaliste envers les jeunes, à quoi faudrait-il s'attendre sur le plan politique ? M. Djabi a pensé à deux scénarios. Le premier consiste à faire passer le flambeau de la première génération politique à la deuxième qui fondamentalement ne veut pas de changement de régime, mais de son adaptation. Dans ce cas, il est possible de parler de «rupture» dans le calme qui peut intervenir à travers les mécanismes connus qui sont les élections. Si la deuxième génération refuse de recevoir le flambeau, les «décideurs» seront confrontés aux jeunes qui leur témoignent de la haine, les rendant responsables de leur situation sociale précaire. Donc le deuxième scénario, c'est le «changement dans la violence», parce qu'à la violence des jeunes, «le pouvoir répond par la violence». Quel est le scénario le plus plausible? Le sociologue ne s'est pas risqué à choisir. Il s'est contenté de faire un constat. Objectivement, l'Etat dispose d'une manne financière en partie utilisée dans l'achat de la paie sociale (la corruption sociale), les Algériens sont devenus plus objectifs dans la manière de poser les problèmes et la situation actuelle dans le monde arabe exerce des pressions sur la situation interne. Subjectivement, les mécanismes actuels du régime (partis, parlement…) sont une source de blocage devant le changement, la couche moyenne (les cadres), très divisée, est en proie à l'esprit «je m'en fous» et une culture politique caractérisé par le radicalisme des populations et le paternalisme des dirigeants. Au cours du débat, l'assistance a ajouté un autre scénario. Les intervenants ont fait remarquer au sociologue que la génération de novembre était en train de se reproduire, ce qui explique sa longévité au poste de commande. La première génération politique, a repris M. Djabi, a récupéré quelques cadres de la classe moyenne, en broyant le reste et en cassant les partis, les syndicats et les ressorts de la société. La régénération, un troisième scénario ?