En quoi l'affaire Karachi est-elle une affaire d'Etat majeure, à la lumière de celles qui ont rythmé l'histoire de la Ve République ? Edwy Plenel : Je n'ai jamais vu cela dans mon histoire d'enquêteur depuis trente-cinq ans. L'affaire Karachi, devenue après trois ans d'enquête l'affaire Takieddine, dévoile la réalité du système de pouvoir de Nicolas Sarkozy. Nos premières révélations, dès septembre 2008, ont relancé l'enquête sur les à-côtés de l'attentat de Karachi en mettant en évidence les conditions douteuses du financement de la campagne d'Edouard Balladur et soulignant les imprudences commises par l'entourage proche, Nicolas Bazire et Nicolas Sarkozy, pour financer cette campagne : ils imposent un intermédiaire, un inconnu qui s'occupait d'une station de ski. Cet intermédiaire va prendre le gros des commissions et commettre l'imprudence de bricoler une société au Luxembourg, Heine, pour que les rétrocommissions reviennent. Nous tirons ce fil et mettons en évidence qu'il y a eu des dépôts suspects en liquide dans la campagne de Balladur, et pire, qu'il y a eu couverture de cela par le Conseil constitutionnel présidé par Roland Dumas. Cette première étape sur le financement d'une campagne ancienne et l'imprudence d'un homme au cœur de cette campagne, devenu président de la République, a pris une tout autre dimension cet été quand Mediapart s'est trouvé en possession des documents Takieddine, qui sont comme la boîte noire de la part d'ombre d'une présidence. Ils montrent la réalité d'un clan. Pas d'une famille politique mais d'un clan, d'un petit groupe d'hommes autour du boss Sarkozy. On y retrouve Dominique Desseigne, le patron du Fouquet's qui a comme épouse celle qui a été la première épouse de Thierry Gaubert, homme clé des Hauts-de-Seine, Brice Hortefeux, l'ami de toujours, l'actuel chef de l'UMP Jean-François Copé, Claude Guéant, et au milieu des invitants, Takieddine, acteur central. Que disent ces documents de la dérive morale du pouvoir actuel ? On découvre alors que ce monsieur enrichi grâce à son rôle d'intermédiaire dans ces contrats (une fortune évaluée à 100 millions d'euros) ne paie pas un centime d'impôts. Nous sommes au cœur d'une histoire qui mène de la campagne de 1995 à la campagne de 2007, et qui met en évidence l'imposture de cette présidence. Cette présidence est orwellienne : elle dit blanc, elle fait noir, elle efface en Libye sa compromission avec Kadhafi, dont nous montrons grâce aux documents Takieddine qu'on l'a financé, armé, au point que le 4x4 dans lequel il se protège lui a été fourni en 2008 avec l'autorisation de l'Elysée. Comme dans un roman de John Le Carré, cette affaire révèle l'envers d'un monde. J'ose espérer que ce monde n'est pas la droite, mais l'envers d'un clan qui a pris le pouvoir sur cette famille politique. Il est temps que les républicains mettent ce clan hors jeu. Comment reliez-vous cette affaire à l'affaire Bettencourt ? Elles sont parallèles. L'affaire Bettencourt, c'est à nouveau l'envers d'un monde. J'ai compris ce qu'allait être ce pouvoir en voyant sa marche consulaire en 2005-2006 avec l'utilisation de l'affaire Clearstream. J'ai vu ce pouvoir exploiter une affaire où, comme disent les enfants, c'est celui qui dit qui y est. Ils parlaient de complot, de manœuvre, d'intoxication, mais ce sont leurs méthodes. L'affaire Karachi, comme l'affaire Bettencourt, c'est la mafia comme métaphore politique. C'est un monde qui n'a que l'intérêt comme moteur, que les liens claniques comme ressort, que l'accumulation de pouvoirs comme ambition. Il n'y a pas d'idéaux, pas de valeurs, pas de principes. Cette hyperprésidence marque la dégénérescence de notre démocratie. La gauche peut-elle être au rendez-vous de cette exigence d'un renouveau modèle démocratique ? Les gauches doivent, selon moi, être dans une radicalité démocratique et sociale. La crise que nous traversons, économique, financière, sociale, démocratique, impose d'être radical. Au sens étymologique du terme : prendre les problèmes à la racine. Etre radical aujourd'hui, c'est être réaliste. Je pense que la question clé de toutes les autres, c'est la question démocratique. Nous vivons une situation oligarchique : un milieu social qui se fréquente, qui a des intérêts communs, et qui croit qu'il sait mieux que nous ce qui est bon pour nous. Il nous faut nous réapproprier ce bien commun, et cela passe par une exigence démocratique. Le poisson pourrit par la tête, cette culture de l'irresponsabilité qui règne au sommet, avec un président intouchable, qui ne peut être mis en cause, diffuse de l'irresponsabilité à tous les niveaux : cela se retrouve dans le cumul des mandats, dans les carrières politiques interminables, dans l'absence de contrôle... Tout cela illustre une vraie dégradation démocratique. Sarkozy n'est pas venu de nulle part, il ne suffira pas de le remplacer, il nous faut une nouvelle dynamique qui refonde notre démocratie, qui redonne force aux contre-pouvoirs. Croire qu'il suffira de remplacer le président, c'est retomber dans l'illusion. Propos recueillis par