Les Algériens veillent. Ils ne s'amusent pas, ils ne sortent que l'été pour hanter la rue et pendant le Ramadhan pour squatter les cafés, mais ils veillent. Le reste du temps, une partie bouffe la télé et l'autre les entrées d'immeuble parce qu'il n'y a pas de place devant la télé. Ils ne dorment pas la nuit parce que ce n'est pas vraiment nécessaire quand on peut dormir le jour. Tous les Algériens vous le diront, les meilleures heures de sommeil, c'est entre dix heures du soir et cinq heures du matin, alors ils dorment de cinq heures du matin à midi. L'heure, c'est l'heure. Et puis l'été conjugué au jeûne ! C'est au moment de dormir que commence la veillée. Les Algériens ne vont pas tous à la mosquée mais ils sortent tous après la prière des Tarawih. La nuit est déjà bien entamée mais ce n'est pas important, puisqu'il n'y a plus d'heure. Il y a juste l'adhan chorba bourek, l'après tarawih rendez-vous et l'imsak dodo. Les Algériens ont une seule envie, ne pas dormir la nuit pour faire les morts une grande partie du jour. Alors ils «veillent». Ils veillent d'abord à ne pas dormir, des fois qu'ils se laisseraient assommer après la goinfre sur le canapé du sketch chorba aux navets. Alors ils fument une cigarette au balcon, pas pour épargner l'empoisonnement aux enfants, juste pour s'arracher au reste de la smala. On n'a pas idée de rester ensemble une fois la bouffe terminée. La grande table conviviale, joyeuse et spirituelle est une vue de… l'esprit. Les Algériens ne s'amusent pas, ne se détendent pas, ils marchent et vont au café. Ils aiment les femmes mais ils laissent leurs femmes à la maison. Ils disent tous qu'il n'y a pas plus horrible qu'une «ambiance» masculin pluriel mais ils adorent s'éclater entre hommes. Les Algériens vont au marché. Ils disent que tout est cher mais achètent tout. Ils ne regardent pas l'ENTV mais ils sont contre l'invasion culturelle des chaînes satellitaires occidentales. Ils n'ont pas de logement mais ils ont des voitures. Ils ne mangent pas de viande pour égorger des moutons. Ils vendent leurs meubles pour ne pas se passer de pruneaux et leur âme au diable pour aller au paradis. Ils veillent parce qu'ils ne sont pas obligés de travailler le lendemain et sortent dans la rue parce qu'ils détestent leurs maisons. Ils ne se regardent pas mais se voient. L'autre fois, juste avant l'adhan, une bagarre entre deux «familles» a failli tourner au drame avant de se terminer autour d'un thé. Une autre fois un thé s'est terminé en bataille rangée. Sur la route, tout le monde conduit en dingue. Loin de la route tout le monde s'improvise expert en bonne conduite et en morale publique. Sous prétexte qu'ils s'ennuient, les Algériens vont au spectacle pour mieux s'ennuyer. Au policier qui lui demandait pourquoi il a agressé une jeune fille, un jeune homme a répondu : «Parce qu'il faisait trop chaud et j'étais vraiment dégouté ya kho». Les Algériens son terribles. Ils achètent une nouvelle vaisselle pour un mois et se plaignent du prix des diouls. Ils envoient leurs enfants vendre des galettes et recommandent à leur entourage de ne pas acheter le pain en dehors des boulangeries. Ils font des dizaines de kilomètres pour aller chercher le meilleur kalbellouz et fulminent quand on leur demande d'aller acheter le lait chez l'épicier de la cité. Ils se plaignent du prix de l'essence et brûlent un plein pour ramener la z'labia de Boufarik, même si «elle n'est plus ce qu'elle était». Les Algériens ne font pas la prière mais les mosquées sont pleines à déborder. Ils ne mangent pas mais ils consomment. Personne n'a faim mais tout le monde veut que le soir arrive. Tout le monde a faim mais personne n'est «gêné» par autre chose que le café ou la cigarette. Ils sont alcooliques mais guérissent miraculeusement le premier jour du Ramadhan pour rechuter aussi miraculeusement le deuxième jour de l'Aïd. Ramadhan est un vrai miracle algérien. Tout le monde fulmine et tout le monde veut calmer tout le monde. Allez on mange à la hussarde, on va au balcon s'en griller une et on attend la veillée. Devant le sketch chorba au navet, à l'entrée de l'immeuble ou derrière l'imam. Slimane Laouari