Le 12 mars 1938, à l'aube, le dictateur nazi Adolf Hitler faisait envahir l'Autriche par 200.000 soldats, SS et policiers de la Gestapo, l'annexion réduisant le pays au rang de province (Ostmark) du IIIe Reich et entraînant l'exil, l'internement voire l'assassinat de l'élite artistique, intellectuelle et scientifique, en premier lieu les juifs. Le jour même de l'annexion -- l'"Anschluss", dont le 75e anniversaire tombe mardi -- avec l'aide du parti nazi autrichien, jusque-là dans une semi-clandestinité, les rafles d'opposants sociaux-démocrates, communistes, syndicalistes et de juifs battent leur plein. Par milliers, ils seront d'abord emprisonnés avant d'être, pour beaucoup d'entre eux, internés au camp de concentration de Mauthausen. De tristement célèbres photographies montrent des juifs viennois contraints par des militants des Sections d'assaut (SA) et des Jeunesses hitlériennes (HJ) d'effacer avec de minuscules brosses, voire des brosses à dents, des inscriptions antinazies sur les trottoirs ou rues de la capitale autrichienne. Incroyable saignée Pour beaucoup commence alors le calvaire de l'exil, parsemé d'embûches. En quelques mois, l'Autriche subit une incroyable saignée de ses élites: parmi les plus célèbres, le fondateur de la psychanalyse, Sigmund Freud, le peintre Oskar Kokoschka, les écrivains Stefan Zweig, qui se suicidera au Brésil en 1942, Robert Musil, Ödon von Horvath et Franz Werfel, les cinéastes Billy Wilder, de son vrai nom Samuel Wilder, et Fritz Lang, l'acteur Peter Lorre, les chefs d'orchestre Bruno Walter et Josef Krips, les artistes lyriques Richard Tauber, Alexander Kipnis, Jan Kiepura, Lotte Lehmann et Elisabeth Schumann, le photographe Erich Lessing. Sans compter les innombrables médecins, avocats et universitaires, ainsi que la kyrielle de scientifiques, dont les Prix Nobel Richard Willstätter (chimie 1915), Erwin Schroedinger (physique 1933) et Victor Hess (physique 1936) et aussi de futurs Prix Nobel comme l'écrivain et philosophe Elias Canetti (littérature 1981), Walter Kohn (chimie 1998) et Eric Kandel (médecine 2000). Ou encore Carl Djerassi, qui sera un des inventeurs de la pilule contraceptive. "Pour l'Autriche, il s'est agi d'un monstrueux retour en arrière culturel", estime la Directrice de la Bibliothèque nationale (OeNB), Johanna Rachinger, qui consacre une importante exposition, "Nuit sur l'Autriche", avec une magnifique iconographie, à l'Anschluss, de sa genèse à ses conséquences. Et, bien entendu, les nazis dictent aussi leur loi dans le sport: le club juif viennois Hakoah, champion d'Autriche de football en 1925, est aussitôt dissous. Le 3 avril 1938, les nazis organisent un match de football Allemagne-Ostmark avec un score final imposé aux joueurs de 0-0, score devant symboliser l'union des deux peuples en un seul, les Autrichiens étant contraints de jouer avec un maillot anonyme. Le meneur de jeu du "Wunderteam", comme était alors appelée l'équipe d'Autriche, Matthias Sindelar, d'origine juive, refuse et, à la fureur des responsables nazis, mais sous les ovations du public, obtient de jouer sous les couleurs rouge-blanc-rouge autrichiennes et le "Wunderteam" l'emporte 2-0. En janvier 1939, Matthias Sindelar sera retrouvé mort dans son appartement viennois, une mort jamais élucidée. Mais, l'immense majorité de la population, comme l'Eglise catholique qui fait aussitôt acte d'allégeance au Führer, accueille avec enthousiasme les troupes nazies: le 15 mars, place des Héros (Heldenplatz) à Vienne, Adolf Hitler est acclamé par une foule en délire de 250.000 personnes et cet Autrichien d'origine savoure son retour triomphal sur ses terres natales. Auparavant, après s'être assuré de la bienveillante neutralité du dictateur fasciste italien Benito Mussolini, il avait obtenu la démission du chancelier ultra-conservateur Kurt Schuschnigg et son remplacement par la figure de proue du nazisme autrichien, Arthur Seyss-Inquart. Il est vrai que les conservateurs autrichiens avaient pavé la voie du nazisme: après avoir mis fin en 1933 à la démocratie parlementaire, ils avaient écrasé dans le sang en février 1934 le soulèvement armé des sociaux-démocrates et instauré, au nom de "l'austro-fascisme", une dictature corporatiste avec un parti unique. Il faudra attendre 1994 pour que l'Autriche renonce à la fable du pays "première victime d'Adolf Hitler": en 1994, le chef de l'Etat Thomas Klestil (démocrate-chrétien), dans un discours devant le Parlement israélien, la Knesseth, reconnaît la responsabilité de l'Autriche dans les atrocités nazies. Le 12 mars, avec en tête le président de la République, le social-démocrate Heinz Fischer, les autorités autrichiennes rendront hommage toute la journée à ceux qui ont combattu l'Anschluss et à ceux qui en ont été victimes.