C'est un paradoxe de la stratégie de la tension de Kim Jong-un: en multipliant les déclarations bellicistes, le jeune dirigeant nord-coréen a renforcé les nouvelles orientations de la politique étrangère des Etats-Unis en Asie aux dépens de son seul allié véritable, la Chine. Washington a formalisé sous le premier mandat de Barack Obama sa stratégie du "pivot" vers l'Asie, un recentrage de sa diplomatie et de ses moyens militaires extérieurs sur la région Asie-Pacifique. Devant l'accentuation de la menace supposée du régime de Pyongyang, l'armée américaine a envoyé des bombardiers B-2 et B-52, des chasseurs furtif F-22 et déployé sur zone des bâtiments antimissile de la Navy comme l'USS John McCain. Les Etats-Unis ont aussi annoncé l'installation de batteries antimissile THAD (pour Terminal High Altitude Area Defense System) destinées à défendre l'île de Guam de toute attaque. Selon le quotidien Yomiuri Shimbun, le Japon a décidé de son côté de déployer de manière permanente des batteries antimissile Patriot Advanced Capability-3 (PAC-3) sur l'île d'Okinawa pour détruire d'éventuels missiles que tirerait la Corée du Nord. Le déploiement de force des Etats-Unis se focalise sur la Corée du Nord et ses missions sont temporaires. Mais le dispositif pourrait facilement être adapté ou élargi pour contrer les moyens mis en place par Pékin pour ralentir ou empêcher, dans l'éventualité d'un conflit, un déploiement de forces américaines dans des zones proches de la Chine. LE "PIVOT", UNE STRATEGIE D'ENDIGUEMENT DE LA CHINE ? "Nous comprenons quel type de régime est en place en Corée du Nord, nous comprenons aussi que la Corée du Nord se livre à un jeu", observe Sun Zhe, directeur du Centre des relations sino-américaines à l'université Tsinghua de Pékin. "Plus important encore, nous nous plaignons que les Etats-Unis se servent de manœuvres militaires comme d'un prétexte pour poursuivre leur rééquilibrage, déployant des B-2 et d'autres armes de pointe", ajoute-t-il. En prévenant dimanche qu'aucun pays "ne devrait être autorisé à plonger une région et même le monde entier dans le chaos par calcul égoïste" sans pour autant préciser de quel pays il parlait, le nouveau président chinois, Xi Jinping, a entretenu le doute: ses propos pouvaient aussi bien viser la Corée du Nord que les Etats-Unis et leur stratégie du "pivot" vers l'Asie. "En Chine, note Stephanie Kleine-Ahlbrandt, spécialiste de la Chine à l'International Crisis Group, beaucoup pense que le 'pivot' est une stratégie d'endiguement de la Chine." A Washington, Ashton Carter, secrétaire d'Etat adjoint, n'a rien fait pour apaiser les inquiétudes chinoises. La stratégie du "pivot", a-t-il expliqué récemment, est la prolongation de la politique mise en œuvre après 1945 par les Etats-Unis et qui a permis au Japon et à la Corée du Sud, puis à l'Asie du Sud-Est, à la Chine et à l'Inde "de se développer politiquement et économiquement dans un contexte sans conflit". Mais il a souligné aussi que la réduction des effectifs militaires actuellement déployés en Afghanistan permettrait d'affecter dans la région Pacifique des bâtiments de combat et de transport de troupes ainsi que des vaisseaux chargés de missions de renseignement, de surveillance et de reconnaissance. JOHN KERRY ATTENDU DANS LA REGION Pour certains spécialistes des relations internationales, comme Douglas Paal, ancien haut fonctionnaire américaine qui dirige les études asiatiques au Carnegie Endowment for International Peace, Washington insiste trop sur l'aspect militaire du "pivot". "Nous avons survendu la composante militaire de cette stratégie intégrée de rééquilibrage et sous-vendu ses composantes diplomatiques et économiques. Du coup, la réaction de la Chine est de penser que nous les visons et qu'elle doit accroître son développement militaire", dit-il. John Kerry, nommé secrétaire d'Etat de l'administration Obama II, est attendu en fin de semaine en Chine, au Japon et en Corée du Sud (il sera vendredi à Séoul et samedi à Pékin et se rendra dimanche à Tokyo). La tension avec la Corée du Nord sera naturellement au cœur de ce premier déplacement dans la région dans ses nouvelles fonctions. Mais il pourrait aussi en profiter pour rééquilibrer les aspects militaires, diplomatiques et économiques du "pivot". Il aura cependant fort à faire pour vaincre les suspicions chinoises. "Quand des éléments économiques, politiques et culturels ont été ajoutés au 'pivot', les Chinois se sont dit qu'ils étaient en plus en voie d'encerclement économique, politique et culturelle", dit Stephanie Kleine-Ahlbrandt, de l'International Crisis Group. "C'est un problème classique quand on tente de détromper quelqu'un qui croit à une théorie du complot: tout argument avancé devient un élément du complot. Par conséquent, je ne sais pas s'il est possible de convaincre les Chinois que le 'pivot' ne vise pas à les encercler."