Arda porte une écharpe du club de Galatasaray. A ses côtés, deux supporteurs de Fenerbahçe et Besiktas. "D'habitude, on se fout sur la gueule. Mais là, notre ennemi, c'est eux", dit-il en montrant les policiers à bonne distance de la place Taksim, bastion de la contestation à Istanbul. Sur les pelouses en pente qui surplombent l'"Inönü", le stade historique de Besiktas, des dizaines de "fans" des trois plus importants clubs de la ville sont prêts à en découdre avec la police antiémeute. Les supporters stambouliotes se vouent une haine farouche. Surtout les partisans de Fenerbahçe, le club de "nouveaux riches", sur la rive asiatique du Bosphore, et ceux de Galatasaray, le club de l'élite républicaine, sur sa rive européenne. Aujourd'hui, l'appartenance à l'un ou l'autre des clubs dépend beaucoup de la tradition familiale. On dit à la terrasse des cafés que leur rivalité est aussi vieille que la République. Mais le 31 mai a tout changé. Une banale manifestation contre le projet d'aménagement du parc Gezi, dans le centre d'Istanbul, a tourné à la plus importante contestation du pouvoir du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan depuis onze ans. Et quand la police a fait donner les canons à eau et les gaz lacrymogènes, les supporteurs des trois clubs ont fait cause commune. Mené par le "kop" de Besiktas, le plus ancien club turc (1903), des centaines de fans des clubs rivaux ont afflué. Samedi, c'est le kop de Fenerbahçe qui a symboliquement franchi le Bosphore pour arriver, applaudi par la foule, aux cris de "Nous sommes les soldats de Mustafa Kemal" sur la place Taksim. Tous sont désormais en première ligne de la contestation. Les maillots blanc et noir des "Aigles" de Besiktas croisent ceux marine et jaune des "Canaris" de Fenerbahçe et rouge et jaune des "Lions" de Galatasaray. Certains joueurs de football leur ont apporté leur soutien. Comme l'Ivoirien Didier Drogba, le Néerlandais Wesley Sneijder ou le Turc Burak Yilmaz, qui évoluent à Galatasaray. Mais aussi des basketteurs turcs jouant en NBA: Hidayet Türkoglu (Orlando Magics) et Mehmet Okur (Portland Trail Blazers). Arda promène sa grande tignasse rousse de gamin de 18 ans en attendant que les policiers pointent le bout de leur matraque. "Tous les Turcs doivent être ensemble. Cela fait dix ans que l'AKP (Parti de la justice et du développement, au pouvoir) et Erdogan nous disent quoi faire, quoi penser, quoi dire. Cela suffit", martèle-t-il. Territoire Son copain de quartier, Muhammet, soutient Besiktas. Il n'a pas vu sa famille depuis quatre jours. "Je leur ai dit que j'étais parti à un concert, sinon ils m'auraient renié sur le champ", sourit-il. "Mes parents, mes frères et mes sœurs soutiennent Erdogan. Tous des fascistes", dit-il dans un éclat de rire. Un fan de Fenerbahçe, qui ne souhaite pas donner son nom, explique que la Turquie est comme une "marmite sur laquelle Erdogan veut poser un couvercle". "Nous voulons respirer, étudier, travailler avec des étrangers, aller en Europe", énumère-t-il. Les membres du "çarsi", un club de supporteurs de Besiktas, inspirent le plus de respect. Reconnaissable au symbole anarchiste rouge qui ceint leur T-shirt, ce groupe de supporters marqué à gauche prend part à l'organisation de la lutte. Ozkan, un Turc de 21 ans à la barbe épaisse, dit se battre contre le Premier ministre mais aussi pour protéger "son territoire". "Les flics ont lancé des gaz lacrymogènes sur notre territoire. Ils doivent partir", explique-t-il. Ses amis lui ont offert un masque à gaz neuf après une bagarre spectaculaire où il a extirpé une jeune fille des mains de la police. "Nous avons l'habitude de nous battre", dit-il très simplement. Pour Jean-François Polo, enseignant-chercheur à l'université de Galatasaray, il faut chercher dans l'histoire la raison de cette implication des supporteurs. "Après le coup d'Etat militaire de 1980, il y a eu une volonté forte du pouvoir de contrôler les universités en interdisant les syndicats d'étudiants, d'exercer des pressions sur les administrations", rappelle-t-il. "Le seul lieu où l'on a pu, et encore aujourd'hui, exprimer son identité, son appartenance à un groupe, c'est le stade de football". Comme les Kurdes et l'extrême gauche, les supporteurs, plutôt marqués à gauche ou d'inspiration kémaliste, ont une longue tradition de confrontation avec la police. Les supporteurs font preuve d'un humour potache à l'égard des policiers. Ozkan a sorti son téléphone et pianote le 155, le numéro d'urgence de la police. "Allô la police ? C'est Besiktas. Dites, on a des menemen (un plat turc à base d'œufs et de tomates), mais ça manque de poivre. Envoyez du poivre, envoyez du gaz au poivre !", hurle-t-il en déclenchant l'hilarité générale.