En frappant de plein fouet les complexes militaro-industriels, la récession économique n'a nullement épargné la sphère superstructurelle. Et les récentes déclarations de Silvio Berlusconi sont, sinon l'expression directe, du moins une parfaite illustration de la résurgence de vieux démons, du sentiment fasciste en d'autres termes, que Chaplin avait dénoncés en 1940. Si elles donnent l'impression d'avoir choqué les féodalités politiques arabes, les déclarations du Premier ministre italien n'ont nullement étonné les milieux avertis, surtout lorsque l'on sait que sa victoire aux dernières élections a été acquise grâce à des mots d'ordre foncièrement aux antipodes des règles élémentaires des droits de l'Homme. Plus insidieusement, les chaînes de télévision européennes donnent même l'impression d'avoir savamment préparé la campagne antimusulmane décrétée à la suite du tragique, autant que criminel attentat qui a ébranlé le pays le plus puissant (???) de ce monde. Des films à la gloire des malheureuses victimes de l'Holocauste sont souvent programmés à un moment où la horde sioniste impose le même génocide au peuple frère de Palestine. Donnant l'impression d'être un géant aux pieds d'argile, les Etats-Unis ne sont pas sans rappeler le merlan en colère qui, tout en mordant sa queue, passe son temps à tourner en rond faute de preuves, et d'unanimité surtout pour en découdre frontalement avec le Saoudien Oussama Ben Laden. Pendant que les criminelles retombées de New York et Washington profitent énormément à la rapacité d'Ariel Sharon... La programmation, par les chaînes de télévision de l'Hexagone, du film Le Dictateur procède, sans aucun doute, de cette logique où la conception judéo-chrétienne de l'écriture de l'Histoire brille par une sorte de dirigisme insoupçonné. Pour de nombreux biographes de l'auteur des Lumières dans la ville et des Temps modernes, c'est en apprenant que ses films venaient d'être interdits en Allemagne que Chaplin eut l'idée de cette satire féroce. Dans Le Dictateur (The Great Dictator), Chaplin incarne deux rôles où il compose merveilleusement bien avec le talent que nous lui connaissons, deux personnages aux destins diamétralement opposés: celui d'un petit barbier juif, vétéran de la Grande Guerre, et celui d'Adenoïd Hynkel, un tyran qui prend le pouvoir une quinzaine d'années plus tard. Devenu amnésique à la suite d'une blessure contractée en 1914, le barbier reprend conscience alors que son double arrive au pouvoir et tombe amoureux d'une jeune juive. L'historien français du cinéma Georges Sadoul rapporte que l'infortuné juif fuit les persécutions antisémites avec un antifasciste et est mis dans un camp, tandis que Hynkel rencontre Napoloni, autre dictateur: «Le barbier s'évade, déguisé en fasciste. On le prend pour Hynkel et il prononce un grand discours humaniste, à la stupéfaction des zélateurs du système qui l'a mis en place.» La polémique antihitlérienne, portée par un scénario dont l'écriture en 1938 a été pourtant tenue secrète, provoqua une levée de boucliers particulièrement incisive, en même temps qu'une protestation de l'ambassadeur allemand et des lettres de menace adressées par les organisations américaines pro-nazies. Bien que boudé par la critique cinématographique de l'époque, Le Dictateur a le mérite singulier d'être presque le seul film américain à s'attaquer aussi ouvertement au fascisme allemand, avant même Pearl Harbor, et à faire tenir à son héros un discours qui transcende le temps et l'espace: «La rapacité a entouré le monde d'un cercle de haine, elle nous a fait entrer au pas de l'oie dans la misère et le sang. Ne désespérez pas. Les dictateurs périront et le pouvoir qu'ils ont usurpé retournera aux peuples. Aussi longtemps que des hommes sauront mourir, la liberté ne saurait mourir. Soldats, vous n'êtes ni des machines ni du bétail. Soyez sans haine. Combattez pour la liberté. Au nom de la démocratie, unissons-nous tous. Combattons pour un monde nouveau, pour un monde propre qui donnera à chaque homme la possibilité de travailler.» Pour de nombreux spécialistes de l'univers chaplinesque, le génie de Chaplin réside d'abord dans son métier d'origine : la pantomime, qu'il a enrichie et distillée presque à l'excès, puis maîtrisée (cf. son double rôle dans Le Dictateur). Dans Limelight, ou Les Feux de la rampe, une oeuvre que j'affectionne grandement, Chaplin jetait déjà les bases de sa vision humaniste. Bien que se présentant sous la forme d'une tragédie d'une grandeur shakespearienne indéniable, l'oeuvre en question fait jaillir des résonances humaines et philosophiques indéniables. Sans doute, soutient Georges Sadoul, le film est-il pour une part autobiographique: «Il se déroule avant 1914 dans ce milieu des music-halls anglais où se forma alors le jeune Chaplin, et il a quelque chose de son père, ce Calvero qui se demande s'il n'a plus de succès parce qu'il est alcoolique, ou s'il est alcoolique parce qu'il n'a plus de succès.» Opposant l'homme conscient à l'inconscience de l'infini et de l'univers, souligne la même source, il chante la vie jusque dans les sardines et conclut par un «meurs et deviens», passant le flambeau à une jeune danseuse, lui qui fut un clown. Un clown qui a su user, en son temps et malgré la persécution, de l'arme absolue de la dérision à l'égard des fantoches sanglants de la planète parmi lesquels se recrutent Adolf Hitler et Ariel Sharon.