Ahmed Ibn Triqui est cité par les chercheurs comme faisant partie de la génération des plus vieux poètes populaires maghrébins. Natif de Tlemcen au début du XVIIe siècle vers 1070 de l'Hégire, son oeuvre a été en fragments rassemblée dans différentes anthologies publiées à ce jour. Ces travaux évoquent la vie de ce poète et surtout de son oeuvre qui aura fortement, elle aussi, subi les effets érosifs d'une mémoire loin d'être infaillible. C'est en effet, à travers l'art musical du haouzi que sa poésie nous a, au fil du temps, été transmise. A Tlemcen, terre d'asile du haouzi, ils ne songeront pas à modifier ou altérer dans un souci d'authenticité, les mélodies des chansons telles celles créées par ce poète et les autres, ses contemporains: Ben M'saib, Ben Sahla... Ceci n'empêche, pas souvent, des altérations inconscientes surtout quand il s'agit de mots d'un vocabulaire dont la mémoire n'a pu conserver l'étymologie. C'est au total une vingtaine de poèmes qui ont été rassemblés dans ces anthologies. Un grand chantre de la citadinité Pour les spécialistes, ce travail est en effet loin d'être complet car une bonne partie de l'oeuvre de ce poète est encore confinée dans des cahiers ou archives de chanteurs ou carrément de mélomanes à Tlemcen, Alger, Blida ou encore au Maroc. Toute son oeuvre est estimée à une trentaine de poésies, au total, sauvées de l'oubli jusqu'à aujourd'hui. Le quarteron des poètes-musiciens Saïd el Mandassi, Ibn M'saïb, Ibn Sahla père et fils, a jusqu'à la fin du XIXe siècle dominé la scène de la chanson populaire dite haouzie avant l'émergence d'une autre génération de poètes tels Bensaid, Bendebbah, Benameur, Ahmed Medeghri dit «Serfaqo», Bellahcène Benachenhou... qui ont enrichi plus tard et davantage avec beaucoup d'imagination et de création ce genre poético-musical, de leurs idylles populaires. Ibn Triqui, qui aura vécu près d'un siècle, est un poète de la cité. Il est né dans la ruelle dite derb «El méliani» dans le quartier des coursiers ou haoumet «Bab el djiad». Il vécut longtemps à Oujda (Maroc) fuyant l'oligarchie turque, accusé d'être à l'origine de troubles portant atteinte à la tranquillité de la cité où se maintenait un climat social difficile à son époque. Dans ces durs moments, la poésie était d'ailleurs le meilleur moyen d'expression. Dans cette ville, il composera une bonne partie de ses poèmes. Il n'avait pas que des amis mais aussi des ennemis parmi également les poètes de son temps. Ibn M'saib, son contemporain dira à son propos: «Un remarquable génie possède son âme, mais ce génie a mal choisi l'endroit pour y habiter». Une de ses premières chansons fut, fera remarquer le professeur Ramdane Chaouche, dans ses recherches: «Fiq ya nayem oustayqadh mnalmanem» (réveille-toi endormi, sors de ton sommeil). Son oeuvre lyrique est une peinture vivante et gracieuse de la société de son époque avec ses émotions, ses chagrins, sa sensibilité, ses séductions... L'héritage poético-musical de Ibn Triqui est composé de poèmes descriptifs, panégyriques et érotiques d'une forte et lyrique saveur. Sous le couvert de l'art, le haouzi est l'expression d'une sincérité, d'une fantaisie, d'un tempérament et surtout d'un savoir-vivre dans la cité. Le haouzi marque le temps d'une grande époque cela par sa fécondité, succéderont ensuite d'autres épopées celles d'autres genres dont le gherbi... Les nombreux axiomes contenus dans ces poésies chantées entrées dans la tradition font partie de l'éducation et de la morale populaire. Le roi des poètes à Tlemcen comme à Fès Dans le corpus de ces chansons, les poèmes érotiques sont légion. La célèbre «Rebiia» ou chant du printemps est considérée comme le plus beau poème populaire consacré à la nature. Il évoquera et cela avec force magie du verbe, les bruits et les senteurs des jardins du palais d'El Kalaà qui s'étendait jusqu'au mausolée de Sidi Chaker où son frère état le préposé des lieux (oukil). Le plus vieux poète populaire Saïd el Mandassi désignait ce genre poético-musical haouzi du nom de beldi en référence à la poésie versifiée dans la langue parlée dont l'historien maghrébin Abderrahmane Ibn Khaldoun signalera l'existence en parlant de «aoud el balad» ou métrique locale, dans son livre «Kitab el ibar». Ibn Triqui ou Benzengli est un des plus vieux poètes-musiciens de haouzi. Son désir du verbe se nourrira de l'enseignement du poète évoqué Saïd el Mandassi, auteur du merveilleux poème intitulé «Akikia» (la cornaline) décédé à Meknès où il vécut dans la cour du roi saâdien Ahmed El Mansour (1568-1603). Ce maître était considéré comme le roi des poètes à son époque tant à Tlemcen qu'à Fès (Maroc) où de nombreux aèdes et savants tlemcéniens avaient choisi d'y émigrer à l'avènement du pouvoir de l'odjak en Algérie. Le style poétique d'Ibn Triqui est très proche du «zedjel» andalou. Certes, avec l'arrivée des musulmans chassés d'Espagne après la Reconquista en 1492, une grande partie de la culture andalouse émigrera dans cette ville, soeur jumelle de Grenade. Parmi les plus belles pièces poético-musicales d'Ibn Triqui, nous citerons «Tal Adabi ou tal Nakdi», «Ya layam lach tloum», «Aïd el Kébir oual fardja fi bab el djiad», «Sahm fi qaws chebiliani», «Lik nechki bi amri», «Rabiia» avec leurs savoureux refrains... Ces chants sont considérés comme les classiques du haouzi, ce genre qui eut de grands interprètes tels Redouane Ahmed Bensari, Cheikha Tetma, Abdelkrim Dali, Dahmane Benachour, Sadek El Bidjaï... Ils continuent à ce jour encore à provoquer à travers leurs riches évocations, leurs invitations dans le passé, leur humanité, l'engouement et l'enthousiasme d'un public avide de chant, de poésie, peut-on dire aussi ouvertement; de sensibilité et de culture. A Tlemcen, pourtant sa ville natale, pas même une impasse ne porte malheureusement le nom de Ibn Triqui... Les artistes, les poètes, les musiciens pour leur oeuvre d'humanité n'ont-ils pas droit à la déférence, à l'hommage? Une plaidoirie posthume pour ces poètes de légende de l'art musical.