Les éditeurs algériens ayant vocation de ne s'intéresser qu'à la littérature sont rares... Aussi, faut-il saluer la régularité en la matière des éditions Barzakh et Marsa, toutes deux nées en l'an 2000, la dernière nommée s'étant déplacée de Paris (où elle a maintenu son statut juridique initial de 1996) à Alger, fait original qui mérite d'être signalé. Toutes deux ont publié en janvier 2003 un ouvrage centré sur la problématique figure d'Etienne Nasreddine Dinet. Dinet est un cas, en effet. En dehors de son incontestable entrée en islam, son dernier biographe François Pouillon («Les deux vies d'Etienne Dinet», Paris, Balland, 1997) a émis d'audacieuses hypothèses sur sa vie de croyant célibataire dans la Cité, de surcroît peignant des nus. Fayçal Ouaret, architecte de formation, tente d'élucider à son tour la vie intime de l'artiste. A partir du seul tracé régulateur qu'est l'imagination, il représente un homme amoureux d'une naïlia de Bou Saâda prénommée Chelbia, lui qui - paradoxalement? - a été à l'origine de ce fantasme typiquement colonial qui voulait qu'une femme des Ouled Naïl équivalait à une fille de joie. Ocres, un amour d'Etienne Dinet est une libre fiction désacralisant quelque peu le personnage de Dinet réapproprié suivant des contingences idéologiques ponctuelles, d'un colonialisme triomphant célébrant son centenaire à l'unanimisme socialiste post-indépendance qui en a fait presque un peintre officiel. Sous la plume de l'auteur, elle métamorphose l'artiste consacré en une personne humaine, de chair et d'os, doutant, espérant et surtout aimant d'un amour qui n'a pu avoir de contenu charnel. Mais ce roman prenant comme modèle un type ayant existé pose le classique problème du rapport du romanesque avec le réel. Indexant des présupposés apocryphes comme exigence de véracité (le journal intime du peintre) dans une narration tantôt prosaïque, tantôt lyrique, mêlant temps de l'histoire véritable de Dinet et temps du récit jusqu'à d'inattendus prolongements actuels (l'amour de jeunesse de Chelbia est racontée à sa descendante, une conservatrice du Musée Dinet de Bou Saâda inauguré en 1993), Ocres, un amour d'Etienne Dinet se veut aussi une invention du possible, c'est-à-dire un roman à clefs. On pourrait y décrypter des relations qu'a entretenues l'artiste avec des personnes de son époque. Ainsi, vérité romanesque dans la tradition des biographies romancées ou espace imaginaire dans le code littéraire qu'est le mensonge romanesque, le livre ne répond que partiellement à notre légitime question de savoir. Autre interrogation suscitée par Dinet en personne, c'est de composer des écrits et de les faire signer conjointement avec son ami Sliman Ben Ibrahim. Si ce dernier a publié seul des nouvelles dans des petites revues françaises autour des années 1910, cette seconde main est contestée tant par la soeur de l'artiste que par François Pouillon qui le juge «insuffisamment lettré en français». Sans s'arrêter sur une pratique où nous disposons d'aucun élément tangible (imposture? «nègre» littéraire? gage d'amitié?), le duo a contresigné six titres dont Tableaux de la vie arabe, que Marsa a réédité en livre d'art (première édition: Piazza, Paris, 1906). Sous-titré Compositions de Nasredine Dinet commentés par Sliman Ben Ibrahim, il offre à voir des reproductions d'oeuvres plastiques en noir et blanc au regard de leurs transcriptions littérales. Si les tableaux (de peinture) restent fidèles à l'esthétique réaliste d'un orientalisme de parade, les 24 courts récits évitent les pièges du parler local censé rendre la vraisemblance. Si certains mots sont d'une mièvrerie désuète jusque dans leur graphie (cadhi, koheul, thaleb, sans oublier les archaïques «jouvenceau» ou «ma mie»), d'autres en revanche travaillent le récit au point de s'y intégrer discrètement (djenn, felfels et aussi Sidna Adem, Lalla Haoua, Sidna Youssef dont la sourate qui porte son nom bénéficie d'un traitement littéraire). Ces essais de prose poétique, où s'entremêlent perception du sacré et islam laïque, ont un thème univoque: l'adoration de l'Unique à travers les multiples manifestations des êtres et des choses. Véritables musées, ils constituent un témoignage précieux sur des modes de vie ancestraux saisis pour le lecteur d'aujourd'hui dans une perspective ethnologique et/ou de pure nostalgie d'un paradis perdu façonné par l'islam.