Un tournant dans la guerre se dessine avec les journalistes et les médias devenus des objectifs militaires. C'est ce qu'il y a tout lieu de croire face à la multiplication des tirs ciblant la presse et les médias. Ainsi, le nombre des journalistes tués ou blessés depuis le début des confrontations s'alourdit chaque jour davantage. Hier ce sont trois journalistes, qui ont été les victimes d'une guerre de moins en moins propre, qui prend de plus en plus les contours d'un crime contre l'humanité et d'un génocide délibéré. Ce dont les journalistes et envoyés spéciaux témoignent par leurs envois quotidiens, brisant le monopole du pool de presse imposé par la coalition, en donnant d'autres versions de la guerre que celle que Washington et Londres présentent comme étant la seule vérité. Hier matin, les marines américains, qui sont entrés dans le centre de Bagdad, n'ont pas hésité à prendre pour cible l'hôtel Palestine où sont logés les envoyés spéciaux de la presse internationale. Cinq journalistes, dont trois de l'agence Reuter, ont ainsi été blessés. Cette même matinée d'hier a vu un missile tomber sur le bureau de la télévision satellitaire Al-Jazira, à Bagdad, dévastant les locaux de la télévision et tuant l'un de ses correspondants, Tarek Ayoub, blessant un certain nombre d'employés de la chaîne d'information qatarie. Dans l'après-midi d'hier, un journaliste de la chaîne émiratie, Abou Dhabi TV, Chaker Hamed, a lancé, sur cette chaîne, un appel au secours depuis Bagdad où, indique-t-il, un groupe de 25 journalistes et techniciens, - dont ceux d'Al-Jazira, qui ont trouvé refuge chez leur collègue des Emirats après la destruction de leur local par des tirs de l'armée américaine - sont encerclés par les marines et courent un grand danger. Ainsi, la multiplication du nombre de ces bavures ciblées exclut l'erreur de tir et entre, en fait, dans la stratégie de faire taire toute opinion contraire à celle que les nouveaux maîtres du monde tentent de faire accréditer. Ces petites chaînes d'information arabes telles que Al-Jazira, Abou Dhabi TV ou, encore, la toute jeune filiale de MBC, la chaîne d'information en continue, El-Arabya, ont brisé le monopole de l'information jusqu'alors aux mains des grands networks américains CNN, NBC, ABC ou Fox News qui ne laissaient aucune place à un avis indépendant, contrariant, ou mettant en doute les données mises en avant par les stratèges et politiques américains. Dès lors, ces chaînes, qui interfèrent dans la bonne marche de l'information telle que conçue par les stratèges militaires de Washington, entravent, par là, un aspect tactique important de la guerre et minent dans le même temps le moral des troupes. Ainsi, l'information qui échappe au contrôle des états-majors militaires devient, du coup, une information ennemie entrant de plain-pied dans le cadre des objectifs militaires à abattre. Le commandant américain Rumi Nielsen-Green, du Centcom (Commandement militaire américain à As-Saliyah au Qatar) présentant la version américaine de «l'incident» Al-Jazira ne dit pas autre chose lorsqu'il affirme: «Nous n'avons pas pris Al-Jazira pour cible» déclarant: «Les forces de la coalition visent uniquement les cibles militaires légitimes». N'est-ce pas? De ce point de vue donc, Al-Jazira, ou tout autre médias, qui dit le contraire de ce qu'affirment les coalisés devient de facto une «cible militaire légitime». Cela a été le cas de la télévision d'Etat irakienne, Iraqui TV, contrainte au silence, semble-t-il définitif, depuis hier, après avoir essuyé, au long de ces derniers jours, d'innombrables bombardements dans la perspective de la faire taire et, du coup, faire taire le porte-parole du gouvernement irakien, Mohammed Saïd As-Sahhaf, qui apportait chaque jour la contradiction aux affirmations de la coalition. Al-Jazira avait été, l'an dernier, lors de la bataille de Kaboul, en Afghanistan, bombardée, ses installations détruites, rappelle-t-on. La chaîne qatarie avait été, à l'époque, le seul média présent en Afghanistan et le lien permettant au monde de savoir ce qui se passait dans ce pays et de suivre les progrès de la guerre contre Ben Laden et les taliban. Dans la guerre imposée par les Américains à l'Irak, l'information a donné lieu à des manipulations à grande échelle ou un seul son de cloche se faisait entendre et la seule version américaine des faits autorisée, voire la seule «légitime» (bien entendu du point de vue américain). Aussi, des bavures «intelligentes», comme celle de viser par «distraction» des cibles, sans doute pas militaires mais, stratégiquement importantes, comme celles véhiculant l'information, ont-elles tendance à se répéter, voire à se multiplier, au grand bénéfice de ceux qui veulent museler la parole indépendante. Ainsi, on n'est plus très loin du scénario de la guerre de 1991 ou les seules sources d'informations étaient CNN et les porte-parole militaires américains. Les Etats-Unis, qui ont perdu, durant les premiers jours de la confrontation, la guerre psychologique contre les Irakiens, sont de même en train de perdre celle de l'information libre les amenant à inclure la presse et les médias parmi les cibles militaires et des journalistes considérés comme persona non grata. Les effets s'en sont fait ressentir immédiatement avec l'interdiction au correspondant d'Al-Jazira à Moscou de couvrir une conférence de l'ambassadeur américain dans la capitale russe.