A mesure que se précise l'avancée militaire américano-kurde vers les villes pétrolières du nord de l'Irak, les mises en garde d'Ankara sont plus fermes et plus menaçantes. Ainsi «la saisie des puits de pétrole de Mossoul et de Kirkouk par les Kurdes irakiens constituerait un cas de casus belli et une raison pour l'intervention de l'armée turque dans le Nord de l'Irak», n'a pas manqué d'affirmer le premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan, cité par l'agence Anatoli. L'homme fort d'Ankara n'a pas manqué de rappeler en outre qu'un afflux de réfugiés vers la frontière turque ou des attaques par des rebelles kurdes de Turquie dans la région constitueraient également des motifs d'intervention de son pays. Cette éventualité est qualifiée par les observateurs de «guerre dans la guerre». Pour l'instant, cela reste une guerre des mots, mais la situation est jugée assez préoccupante pour avoir nécessité le déplacement de Colin Powell dans la région il y a une semaine juste avant sa tournée à Belgrade et Bruxelles, pour donner des garanties au gouvernement turc et même s'allonger d'une aide d'un milliard de dollars. Au même moment se met en place une coordination syro-irano-turque pour préserver l'unité de l'Irak. «Ces trois pays mènent des consultations permanentes et déploient des efforts de coordination dans ce sens», a pour sa part indiqué Mme Boussaina Chaabane, directrice de l'information au ministère syrien des Affaires étrangères, alors même que le ministre turc des Affaires étrangères, Abdellah Gul, qui s'était rendu en Iran dimanche, est attendu à Damas le 13 avril prochain. Le fait même que le parlement turc, à majorité islamiste, ait refusé le 1er mars dernier d'autoriser le transit de 62.000 soldats américains par la Turquie, considérée à l'époque comme un élément clé du dispositif militaire contre l'Irak, est une position jugée très positive par la Syrie. Première conséquence donc de cette deuxième guerre du Golfe en un huitième de siècle seulement: le Kurdistan s'agite et les pays frontaliers (Turquie, Syrie, Iran) sur les territoires desquels s'étale la communauté kurde se concertent pour dégager des solutions communes, en se basant sur un principe du droit international: la non-intangibilité des frontières héritées de la période coloniale. C'est pourtant ce fragile équilibre qui risque d'être rompu à tout moment, maintenant que le droit international lui-même a été violé. Dans ce jeu de cache-cache aux enjeux planétaires, Washington souffle le chaud et le froid. D'un côté, pour faire plaisir aux Kurdes, il annonce que pourrait avoir été tué dans un bombardement Al-Hassan Al-Madjid, surnommé «Ali le chimique», cousin de Saddam Hussein et considéré comme son homme de main. On le soupçonne même d'avoir ordonné le bombardement au gaz ypérite en mars 1988 de la ville kurde d'Alabaja, faisant plusieurs milliers de victimes, dont des femmes et des enfants. D'un autre côté, et pour honorer les promesses faites à Ankara, l'un des alliés les plus sûrs des Américains en Méditerranée occidentale, les forces alliées américano-britanniques essaient coûte que coûte de contenir les ardeurs des combattants kurdes et les empêchent de prendre le contrôle des puits de pétrole de Kirkouk et de Mossoul. Les Peshmergas rongent leur frein en attendant les ordres d'attaque qui ne viennent pas, les Américains étant fort occupés actuellement avec la bataille de Bagdad, considérée comme la mère des batailles. Ce n'est qu'une fois que le régime de Saddam Hussein sera tombé que les Américains accepteront d'envisager une éventuelle participation des Kurdes à la gestion de l'après conflit en Irak, sans leur laisser certainement le contrôle total des puits de pétrole du Nord pour ne pas contrarier la partie turque, mais en leur accordant des compensations assez importantes pour les récompenser de la part active qu'ils auront prise à la guerre contre l'armée de Saddam.