Cet homme était la modestie même. C'est le jour où le monde entier ou presque célèbre la liberté de la presse que le doyen de la presse algérienne, s'il en est, a décidé de tirer sa révérence. Mohamed Dib, Petit Omar et Aïni et d'autres personnages, tout aussi sympathiques, sont partis sur la pointe des pieds. On avait vu avant-hier Zineb Laouedj regretter au journal télévisé que Dib n'ait pas été honoré comme il le méritait de son vivant. C'est vrai, madame, mais Dib avait-il besoin d'un hommage, lui qui détestait les cérémonies et les feux de la rampe? Cet homme était la modestie même. Il était avare d'interviews, le grand Dib, lui qui avait commencé sa carrière en collaborant au journal Liberté, puis à Alger républicain. Mais très vite, c'est-à-dire en 1952, il avait fait le grand écart et sauté le pas, en publiant son roman La Grande Maison, le premier de la fameuse trilogie qui allait faire de lui l'un des écrivains qui comptent dans le tiers monde. D'emblée, il s'était mis au niveau du prix Nobel. Et il n'est jamais descendu de ce piédestal. Il n'a pas été nominé pour ce prestigieux prix et il ne l'a pas obtenu. Il eût fallu pour cela un lobby puissant, comme les Américains, les Européens, les Juifs, voire les Egyptiens (avec Naguib Mahfouz) savent les mettre sur pied. Et pourtant de tous les écrivains algériens ou maghrébins, Dib était celui qui le méritait le plus, par la qualité et la quantité de sa production. L'Algérie a vu naître quatre écrivains au cours des années 50. Ils ont pour noms Dib, Kateb, Mammeri et Feraoun. Il y en a eu avant et après eux, mais de cette trempe l'Algérie n'en connut pas d'autres. Il faudra attendre les années 70 pour voir apparaître une nouvelle génération d'écrivains, comme Boudjedra, Mimouni, Djaout, Benhadouga, Ouassini et d'autres tout aussi talentueux. Dans un article mémorable, Mohamed Dib avait parlé de la situation de l'écrivain maghrébin de langue française. Un statut hybride, d'après Dib, le statut de quelqu'un qui a planté sa tente et qui bivouaque à la périphérie de la littérature, ni tout à fait dedans ni tout à fait dehors, un peu en marge. Ce statut ambigu, Dib avait conscience de l'avoir aussi bien vis-à-vis de la littérature française que de la littérature algérienne. Il n'est chez lui nulle part. Des deux rives de la Méditerranée, on le soupçonne d'être entré par effraction, lui qui sait se faire discret et silencieux, pour ne pas déranger ceux qui remplissent le souk avec leurs bêlements. En France, c'est un étranger, en Algérie on le pousse vers la porte, car chez nous il y eut l'injustice linguistique de ceux qui ont décrété dans les colloques folklores et alibis que la seule littérature algérienne est celle écrite en langue nationale (arabe). Mais Dib avait-il besoin de montrer sa carte d'identité pour prouver qu'il était Algérien? En même temps, c'était le plus universel des écrivains algériens, non seulement parce qu'il a vadrouillé dans le monde entier, mais aussi parce que les centaines de vies et de personnages qu'il a créés sont originaires des quatre coins du globe. Poète, romancier, nouvelliste, conteur, Dib était à l'aise dans tous les genres et dans tous les styles. Tendre, descriptif, cynique, ironique, romantique, il a su peindre avec un bonheur égal la nature et l'âme humaine, mais il reste l'ami des petites gens qui, à l'instar de Aïni et de Petit Omar, nous restituent la société algérienne de la période coloniale, son Tlemcen natal, qu'il a su décrire mieux que quiconque. Il ne fut peut-être pas reconnu par les officiels, mais ses pairs ont tout de suite salué en lui un homme de grande plume. Non seulement l'académie Mallarmé a couronné toute son oeuvre poétique en 1998, à l'occasion de la parution de L'Enfant Jazz, mais de Malraux à Aragon, qui avait préfacé l'un de ses recueils de poésies, il était estimé à sa juste valeur. Maurice Nadaud avait dit de lui: «De tous les écrivains africains, il est celui qui risque de nous toucher le plus.» Que peut-on ajouter, sinon inviter les lecteurs à lire et à relire Mohamed Dib.