Si Boudjemaâ était éberlué en constatant la tournure que prenait la discussion dans cette salle d´attente. Il aurait préféré être chez le dentiste où les patients angoissés préféraient se taire en attendant de passer à la torture: personne n´osait ouvrir la bouche tant la tension était grande. Et chez le dentiste, tout le monde soupire d´aise en voyant sortir du cabinet, sur ses deux jambes, le client maltraité. Si Boudjemaâ préférait le salon du coiffeur: là au moins, tout le monde est à l´aise et les sujets les plus divers sont débattus dans une ambiance qui sent la lavande et l´eau de Cologne à bon marché. Et quand tous les sujets étaient épuisés, c´était le coiffeur lui-même qui, entre deux cliquetis de ciseaux, ravivait le débat. Et les sujets étaient inépuisables. Si Boudjemaâ avait remarqué qu´il y avait une évolution: durant les années de plomb, sous Boumediène, les sujets abordés étaient les plus divers, aussi bien sociaux que politiques. On prenait simplement la précaution de ne pas citer de noms propres, car à l´époque, les rumeurs couraient que les murs avaient des oreilles et à qui recevrait les visiteurs du soir...Cependant, les gens prenaient la liberté de sourire en entendant parler de révolution agraire car les pénuries étaient nombreuses et démentaient tous les efforts de propagande des mass média coalisés. Les discussions glissaient toujours sur les petits trafics qui faisaient la fortune de gens sans scrupules embusqués dans des postes stratégiques dans les Sona...Et les salons de coiffure comme les bars à kémia reflétaient fidèlement le temps qu´il faisait dehors: c´étaient les endroits où étaient cotés en Bourse tous les produits rares et on y trouvait aussi les bonnes adresses pour se les procurer. Il arrivait même qu´on y tissait de bonnes relations. Si Boudjemaâ était parvenu à la conclusion que Radiotrottoir avait toujours raison: les individus dont on disait qu´ils étaient corrompus, qu´ils faisaient leur beurre sur le dos du pauvre peuple soumis à des restrictions, s´étaient peu à peu démasqués quand le régime changea de ton et que les voitures de luxe commencèrent à inonder les rues d´Alger. Et tout ce beau monde avait fait fortune en se permettant des choses qui étaient interdites aux autres. «Il fallait qu´ils eussent de solides appuis!» s´était dit Si Boudjemaâ qui savait employer le subjonctif à bon escient, vu qu´il était un gars de la vieille école. Bref, Si Boudjemaâ était arrivé à la conclusion que tous les régimes se valaient et que «la vie appartient aux plus malins» comme aimait à le répéter Hadj Amar qui avait fait fortune sans se mouiller. Maintenant, les discussions finissaient toujours en queue de poisson: il ne servait à rien de dénoncer qui que ce soit puisque personne ne demandait des comptes à ceux qui se sont enrichis vite, envers et contre toutes les lois qui ont été faites. Si Boudjemaâ était très attentif aux discussions des salons de coiffure: c´était le baromètre idéal. Hier encore, on y célébrait les exploits des intégristes alors que maintenant, le coiffeur rasait les barbes avec plaisir en dénonçant les hypocrites qui s´étaient servis de la parole sacrée pour entraîner leurs frères sur les chemins mal fréquentés.