Contrairement à beaucoup de ses collègues qui avaient pris leur retraite avant ou après lui, Si Boudjemaâ ne revenait pas à l´entreprise dans un but intéressé. Il est vrai que beaucoup de travailleurs n´y sont jamais revenus, soit parce qu´ils y ont trop souffert, soit parce qu´ils sont retournés au bled pour y attendre sereinement la fin de leurs jours, soit parce qu´ils n´arrivent plus à supporter de voir leur entreprise envahie par une nouvelle génération, une nouvelle vague de jeunes gens plus audacieux, plus ouverts qui brisent toutes les barrières des convenances. Si Boudjemaâ souriait toujours à cette image et il se souvient que lui aussi et ses collègues de promotion étaient arrivés dans l´entreprise dans la même ambiance. Ils ont été considérés avec la même méfiance par les vieux fourneaux qui étaient là, bien installés, bien engoncés dans leurs habitudes de soumission et de vieilles pratiques. Ils faisaient tout marcher au bricolage, avec des bouts de ficelle et du matériel de récupération. Si Boudjemaâ et sa clique s´étaient promis de «casser la baraque», de taper du poing sur la table, de secouer le cocotier...Enfin, d´amener le changement, d´introduire une nouvelle manière de faire, de briser les tabous. C´était sans compter sur l´usure et les effets néfastes du temps. Beaucoup ont été vite happés par les sollicitations de l´administration, par la perspective d´une carrière fructueuse. Il s´est retrouvé presque seul avec ses aînés qui faisaient semblant de lutter tout en arrangeant leurs petites affaires. Si Boudjemaâ avait toujours un sourire désabusé en évoquant toutes ces silhouettes qui s´étaient succédé: une vague chasse l´autre. Et Si Boudjemaâ avait laissé les vagues passer en restant là, debout et imperturbable comme un récif. Et tous les employés de l´entreprise lui reconnaissaient cette qualité qu´il portait comme un grand défaut: il n´avait pas changé et il ne changera jamais, toujours fidèle aux principes qu´on lui avait inculqués dans sa jeunesse. Et maintenant, il revenait ici revisiter les ombres du passé. Ici, les bureaux ont été complètement refaits: l´air conditionné était installé partout. L´éclairage avait été amélioré et la lumière artificielle faisait mal aux yeux. Dire que de son temps, Si Boudjemaâ avait fait maintes démarches pour faire installer des chauffages dans leurs petits bureaux: le chauffage central mal entretenu avait rendu son dernier soupir, et l´administration, installée dans des bureaux luxueux, bien aérés, confortables, traînait les pieds pour amener les réparations qui s´imposaient. Surtout quand le premier directeur fut remplacé par un autre qui n´avait cure des conditions de travail des employés. Là aussi, Si Boudjemaâ fit une grimace qui pouvait exprimer le regret. Le premier directeur, issu de la Fédération, respectueux des règlements, essayait de relever l´entreprise mise à mal par une précédente gestion hasardeuse. Son successeur la remit vite sur les rails du marasme.