Cela ne va plus dans le petit cercle des vieux retraités qui se retrouvent chaque matin sous le grand acacia: d´abord le mauvais temps décourage un certain nombre d´entre eux qui préfèrent subir les sarcasmes de leur vieille compagne que d´affronter les intempéries, ensuite certains partent au bled pour vivre l´ambiance enjouée et remuante de la récolte des olives. Si Boudjemaâ aurait bien aimé prendre congé quelques jours de ses vieux collègues dont certains sont devenus neurasthéniques à cause des rumeurs alarmantes concernant la grippe porcine. Aâmmi Rabah est allé même jusqu´à refuser de serrer la main aux amis qui viennent chacun le taquiner à cause de son caractère irascible. Toute la sainte journée, il est là, la tête entre ses genoux cagneux à attendre dans une profonde anxiété la nouvelle pension promise par une certaine tripartite. On dirait qu´il a peur de trépasser avant. Si Boudjemaâ n´arrête pas d´ailleurs de lancer des vannes à celui qui s´accroche à la vie comme il s´accroche à sa canne. Si Boudjemaâ avait par contre un autre regard que ses camarades sur la maladie et sur la mort. N´ayant jamais eu affaire aux vaccins, il s´en est toujours sorti grâce à l´attention des grands-mères et des grandes tantes qui ont veillé sur son enfance en le protégeant, chacune à sa manière, des pièges de la maladie. Celle-ci avait une recette infaillible pour faire tomber une fièvre maligne qui confinait au délire, celle-là un onguent pour guérir un bouton pernicieux, cette autre une infusion pour calmer les douleurs abdominales...Chaque été, l´une d´elles se dévouait pour l´emmener à l´orée du village, au pied de la montagne pour l´oindre avec l´eau miraculeuse d´une source renommée connue pour guérir des éruptions soudaines des boutons de la chaude saison. La source de Sidna Moussa consistait en un filet d´une eau rare qui suintait à travers une paroi rocheuse et que l´on recueillait dans un petit creux autour duquel on avait construit un ergastule qui pouvait à peine contenir deux personnes debout. Alors Si Boudjemaâ avait grandi dans cet esprit où la mort était vécue comme un aboutissement naturel incontournable et les siens ne s´attristaient que des souffrances que ces terribles maladies dont on évitait de prononcer les noms sous le toit pouvaient entraîner. Alors, des vaccins! Si Boudjemaâ en rit encore! Il avait rencontré un jour un sympathique avocat pendant une de ces ennuyeuses sessions faites d´affaires aussi banales qu´un vol par escalade ou un chèque sans provision, un sympathique avocat originaire de Biskra qui lui avait confié que dans sa région natale, les vieilles vaccinaient les nourrissons d´une curieuse façon: profitant de la venue de «Baba Salem», ces folkloriques troubadours du Sud, qui faisaient du porte-à-porte avec leurs qarqabous et leurs bendirs, elles présentaient les bambins au chef de la troupe qui leur envoyait un crachat jusqu´au fond de la gorge. «Si le chérubin survivait à ce bouillon de culture, aucune maladie ne pouvait plus avoir prise sur lui», avait conclu l´avocat avec une truculence qui lui attirait la sympathie des juges. Et puis, pour en revenir au fameux vaccin importé, Si Boudjemaâ s´en méfiait, surtout qu´une certaine presse d´outre-mer a laissé entendre qu´il pouvait provoquer des effets secondaires aux conséquences imprévisibles, et que la presse locale a affirmé que le laboratoire canadien GSK (un nom de club de foot!) a imposé un contrat léonin à un ministère pris par l´urgence. Ce qui a inquiété Si Boudjemaâ, c´est surtout le limogeage du directeur de l´IPA: on ne relève pas un général pendant une bataille!