La vie à la cité n´est pas rose. C´est l´avis de tout le monde. Si elle l´était, les privilégiés ne se réfugieraient point au Club des Pins: ils viendraient partager avec nous le bonheur d´habiter dans une cité où la plus modeste pièce revient à quelques années de salaire d´un simple citoyen qui aurait l´indicible bonheur de trouver un boulot. Cela dit, chaque saison présente ses inconvénients: l´hiver, c´est une boue digne des films russes de l´époque glorieuse et les courants d´air qui chassent les passants, l´été c´est une poussière sahélienne qui prend à la gorge et recouvre les maigres arbustes abandonnés à leur sort par une municipalité qui a d´autres projets ailleurs. Dans les deux cas, les vieux n´ont pas le choix: ils ne peuvent rester tout le temps enfermés à la maison à cause des éternels tracas domestiques suscités par une vieille compagne devenue acariâtre et ils ne peuvent noyer leurs chagrins au bord de la Grande Bleue, par pudeur. Ce n´est plus de leur âge et que, de toute façon, la mer est faite pour les jeunes. Mais chacun de ceux qui viennent se retrouver presque chaque jour sous le grand acacia vit l´été différemment. D´abord, pour les joueurs intoxiqués, rien ne change: ils jouent un peu plus longtemps qu´en hiver puisque les jours sont plus longs. Elémentaire, mon cher Watson! Ils poussent même la bigoterie à s´abstenir de jouer durant le jeûne et se rattrapent la nuit après taraouih. D´autres, comme Ammi El-Hocine, qui ont une vieille maison au bled, s´y rendent pour assister au mariage d´un fils, d´un cousin et en profitent pour passer quelques jours au village. Ils ne s´y attardent pas et reviennent au galop, chassés par la canicule et par l´ambiance générale qui ne ressemble guère à celle qu´ils ont connue jadis, quand un dinar valait un franc. D´ailleurs, ils ne tarissent pas sur le luxe tapageur des émigrés. Mais comme dit Aâmmi El-Hocine: «Il faut suer pour gagner un sous là-bas et que de toute façon, il préfère les gens qui travaillent là-bas et viennent dépenser leur argent ici que ceux qui en détournent ici et vont investir là-bas.» C´est le credo de Aâmmi El-Hocine qui pense qu´un voleur qui investit ici est à moitié pardonné puisqu´il partage un peu avec son monde. Mais le vieux patriote se plaint surtout de l´insécurité qui règne dans cette région qui passait pour être la Suisse. Il ne comprend pas et il ne cherche pas à comprendre. Aâmmi Dahmane le pingre, lui, vit l´été comme un cauchemar. Il vit d´ailleurs toutes les vacances scolaires comme un véritable cauchemar. C´est simple à comprendre: bien que le vieux grigou se vante d´avoir marié ses sept filles, il ne peut supporter de recevoir leurs visites quand leurs enfants ne vont plus en classe. Comme chacune traîne avec elle sa marmaille, Aâmmi Dahmane qui n´arrive plus à se retrouver dans sa nombreuse descendance, sent un ulcère lui pousser au fond de son ventre concave quand il entend les cliquetis des cuillères et des fourchettes de l´armada. Le boucan lui vrille les tympans et il sort en vitesse pour ne pas enten-dre le bruit insupportable des mastications et assiste à la valse des couffins qui vont et viennent comme il ne peut supporter les attentions de sa vieille qui veut à tout prix gaver ses petits-enfants. Alors, il s´exile discrètement sous le grand arbre, s´accroupit en enserrant sa canne entre ses genoux et en appuyant le bout arrondi contre sa bouche tandis que ses doigts, imitant ceux d´un flûtiste champêtre, semblent jouer une mélopée silencieuse qu´accompagne le mouvement des lèvres. La tristesse du chant qui habite son âme est trahie par la multiplication des rides sur son front blafard. Et les sporadiques soupirs soulignent son impuissance. Chacun a l´été qu´il mérite, disent ses compagnons qui ne sont pas dupes.