Personne n´a pu rapporter les circonstances ni décrit l´ambiance dans lesquelles se sont déroulées les élections du caïd. Toujours est-il que cette élection remportée haut la main par le représentant maraboutique de Thadarth Oufella, coupa le village en deux et une frontière invisible fut tracée entre les deux quartiers. Les villageois d´en haut ne s´occupèrent plus des affaires du quartier humide qui jouxte le ravin et les habitants d´en bas ne «montaient» que s´ils étaient obligés. Ils avaient désormais, leur djemaâ leur mosquée et bien sûr leur cimetière qui entoure le mausolée de leur vénérable aïeul qui repose dans un catafalque recouvert de soieries. Il faut dire que l´heureux élu était un fin diplomate. On me raconta que pour s´assurer les voix des représentants du puissant clan auquel appartenait la famille du Forgeron, il leur promit certaines «facilités»: mon arrière-grand-père, qui possédait un atelier au quartier des micocouliers, juste à côté de sa maison, avait émis le désir de déplacer la forge loin des habitations. Le quartier des micocouliers était une petite butte située juste sous la mosquée. Elle regroupait six familles qui s´entassaient dans de vieilles maisons en pierre, aux tuiles romaines verdies par les mousses. Le haut de la butte était occupé par les plus pauvres d´une famille maraboutique qui, jadis, avait dominé la région mais qui tomba en décadence après l´arrivée des Turcs et de leurs alliés. Cependant, malgré ce revers de fortune, la population leur vouait encore le respect qui était dû à leurs valeureux aïeuls. La butte se terminait par un jardin en friche où poussaient en rangs serrés des roseaux qui protégeaient le quartier des regards curieux. Cette butte avait ceci d´original et j´en parle pour avoir été le témoin oculaire de cet événement curieux: deux fois par an, au printemps et en automne, tous les chiens des alentours se réunissaient la nuit dans ce petit jardin en friche et repartaient le matin, après l´appel du muezzin, silencieusement, en ordre, en file indienne, vers leur lieu d´origine. C´était vraiment impressionnant de voir cette théorie de canidés, passer devant les portes, la tête basse. Que venaient-ils faire sur cette butte pourtant très peuplée? Tenaient-ils un congrès comme le font tant d´animaux? Venaient-ils élire un chef, chercher un partenaire sexuel? Toujours est-il que tout cela se faisait dans la discrétion la plus totale et jamais personne ne se hasarde à les épier, à les déranger, ou à les chasser. Le quartier des micocouliers existe toujours, bien que l´arbre qui lui a donné son nom ait disparu. Cependant, je garde encore dans la bouche, l´âpre saveur d´un fruit à la pulpe rare.