Un intéressant colloque inscrit dans le cadre de l'Année de l'Algérie en France a eu lieu à Paris les 26 et 27 mai 2003 à l'IMA. Il a permis de réunir des représentants de l'élite intellectuelle des deux pays. De grands savants, penseurs et chercheurs algériens et français ont dialogué durant deux jours sur le passé et l'avenir civilisationnels des deux rives. Le contexte mondial préoccupant oblige, plus que jamais, tous les êtres de bonne volonté à dialoguer pour refuser la théorie du «choc des civilisations». Trois conditions: premièrement, garder vivante la mémoire commune entre les peuples, deuxièmement, opérer une critique sévère de ses propres dérives, troisièmement, clarifier les enjeux de l'avenir. Le colloque intitulé «Algérie-France, hommage aux grandes figures du dialogue des civilisations»; qui s'est tenu à l'Institut du monde arabe à Paris les 26 et 27 mai 2003, arrive, à point nommé, pour tenter de clarifier la problématique du dialogue et contribuer à aider les êtres de partout à se tourner vers un avenir de partage et d'inter-connaissance. L'orientalisme, malgré ses limites et ses liens avec la colonisation aux XIXe et XXe siècles, a néanmoins permis une certaine connaissance, approche et curiosité sur l'Orient, en particulier sur les cultures et sociétés de la rive sud de la Méditerranée; aujourd'hui, après la chute du mur de Berlin en 1989, et plus encore après le 11 septembre 2001, tout le monde peut constater qu'un péril grave se présente, principalement, à cause de la méconnaissance de l'autre: la désignation ouverte, arbitraire et injuste d'un «nouvel ennemi», en l'occurrence l'islam. L'ignorance réciproque préfigure de surcroît les risques d'un supposé «choc des cultures». Au sein de certains cercles de décision en Occident, le centralisme et la puissance sous toutes ses formes suscitent des préjugés qui nuisent à la paix, à la bonne marche des relations internationales et à l'équilibre entre les nations. D'un autre côté, au sein du monde musulman, des tendances négatives cherchent à opposer l'islam à la modernité, sous prétexte qu'elle se présente sous forme d'agression extérieure. Il n'y a pourtant nul affrontement inéluctable ni de choc de civilisations intrinsèque à l'histoire des relations entre les deux mondes. Bien au contraire, l'islam a participé à l'émergence du monde occidental moderne; par ses valeurs culturelles et spirituelles, il est proche de l'éthique, des normes et des principes judéo-chrétiens et gréco-romains, quelles que soient les différences, les divergences et les singularités. Aujourd'hui, l'humanité est confrontée à des défis multiples; les générations à venir seront-elles auteurs à part entière de la vie qu'elles mèneront, et sauront-elles vivre sur la base de l'aptitude à assumer le multiculturel? Dans le cadre de la mondialisation, du recul du droit et de la difficulté à être citoyen responsable, la quête du bonheur et le comment apprendre à vivre librement, dignement et humainement seront-ils encore possibles demain? Aucune culture, ni religion, ne peut, à elle seule, y faire face et répondre pleinement, car de par la complexité de la situation, c'est l'universel qui commande. La nécessité du dialogue s'impose d'elle-même, d'autant que, au nord comme au sud de la planète, l'immense majorité des opinions préfère la paix à la guerre, l'échange à l'ostracisme, le respect à l'arrogance. Il ne s'agit pas seulement d'un simple dialogue; il y a lieu de retrouver une mémoire commune et de guérir les amnésies qui nourrissent les haines. Par-delà les drames des guerres de colonisation et leurs séquelles, l'islam et l'Occident, l'Algérie et la France, partagent des valeurs communes. Il y a des pans entiers de la culture de la rive Sud qui n'ont jamais été compris, intégrés et acceptés par la culture occidentale. En plus de remettre à jour le patrimoine commun qui est occulté, il est du devoir de chacun de penser et de reconsidérer le rapport, la relation, les liens entre les mondes et leurs cultures. Pour accéder à un vrai dialogue, l'univers intellectuel, l'horizon culturel, les références historiques des uns et des autres méritent de nouvelles lectures, nécessitent d'être revus et critiqués, de manière fondamentale. L'hypothèse n'est pas mineure, à l'heure où l'on constate que le nouvel ordre mondial injuste et l'idéologie intégriste rétrograde, chacun à sa manière, occultent totalement l'autre ou le diabolisent. Repenser la mondialité, l'avenir méditerranéen, l'Occident et l'islam impose de sortir des préjugés, sources d'exclusion pour les uns et de repli pour les autres. Il y a lieu de revenir à plus de retenue, d'objectivité, de sagesse, car il s'agit de la question du devenir de l'être ensemble, de l'humanité dans son unité et sa pluralité. La gravité de la situation requiert de répondre avec raison et mesure aux questions telles que: «Que dois-je faire du temps que j'ai à vivre avec les autres?» Se rencontrer, pour dialoguer, en ces temps sombres, est un début de réponse et signifie qu'on ne peut différer la question. Pour les musulmans, il est urgent et impérieux de pratiquer une autocritique approfondie et constructive; travail de «l'ijtihad» et du «tajdid» qui doit rappeler que le Coran et les dires (hadiths) du Prophète prescrivent l'ouverture, la démocratie et l'universel. Pour l'Occident, à supposer qu'il existe clairement une problématique maîtrisée de la question de la cité politique, de l'être moderne et de la responsabilité, ce qui n'est pas évident, il lui faut repenser le thème du rapport à l'autre, en particulier avec le musulman. Le dialogue avec le troisième monothéisme qui résiste, fût-ce mal, est une question majeure, d'autant que la vie moderne semble de plus en plus s'édifier sur la base de l'évacuation du monothéisme du domaine du possible. La logique de guerre et la mondialisation contredisent les principes énoncés des droits des peuples et des droits de l'homme, le droit à la différence ainsi que l'accès à une authentique universalité. Cela oblige à repenser le monde actuel, où tout se présente comme global, unilatéral et exclusif, sans fondement universel, sans éthique et sans représentation réelle d'un univers et d'une humanité équilibrés. Repenser un monde inquiétant, qui tient de moins en moins compte du droit à la différence, est une nécessité incontournable. Rendre hommage aujourd'hui à des figures emblématiques du dialogue des civilisations participe de cette volonté de repenser l'héritage, les concepts et la réalité évolutive. Cela signifie aussi que la rencontre, l'échange, la synthèse sont encore possibles. Hier, pour la France, Louis Massignon, Jacques Berque, Etienne-Léon Duval, Germaine Tillion; et pour l'Algérie, Abdelhamid Ibn Badis, Malek Bennabi, Mohamed Bencheneb, Mehdi Bouabdelli ont oeuvré, chacun à sa manière, pour la quête de soi par la rencontre avec l'autre, le rapprochement et la convergence, conscients que le bonheur de vivre se réalise par et à travers une relation juste, vigilante et féconde avec autrui. L'hommage à ces grandes figures du dialogue des civilisations a pour but de marquer, au plus haut niveau de la pensée, les retrouvailles de l'Algérie et de la France. Par le dialogue, il y a lieu d'exprimer une gratitude, un attachement et une fidélité à la mémoire commune des deux rives, de s'engager pour de nouvelles perspectives de relations mises en péril par les dérives, les injustices et les incompréhensions, autant les dérives de la modernité marquées par la logique de guerre, que celles du monde musulman sous la figure de l'islamisme violent. Il s'agit de réfuter, par l'analyse logique, entre autres, le droit du plus fort, la violence aveugle et les exclusions. Ce colloque a pour ambition d'être un moment fort du dialogue, afin de tenter de dépasser les amalgames qui ont conduit à l'impasse dans laquelle se trouve la relation islam-Occident. L'actualité internationale dramatique et les questions de la vie qui nous interpellent ont conféré un intérêt majeur à ce colloque, fondé sur l'ordre de la pensée méditante et de l'espérance. C'est un appel à une pensée, à une culture, une réflexion de l'universel à venir. Il s'agit, par le dialogue, de jeter des ponts, d'aller à la rencontre de l'autre, en vue d'assumer, ensemble, l'imprévisibilité de l'avenir. Sur le plan méthodologique, ce colloque ne s'est pas limité à une suite d'affirmations doctrinales ou de rappels sur des héritages, il se voulait, avant tout, un dialogue vivant entre chercheurs des sciences humaines et sociales, sur un des thèmes passionnants de notre époque «le dialogue des civilisations». L'Algérie, pays arabo-berbère, africain et méditerranéen le plus proche de l'Occident et donc de la France, par ce colloque, qui s'inscrivait dans le, cadre de «l'Année de l'Algérie en France», peut contribuer à plus de rapprochement et à moins d'abîmes.